Cheminement aux Alycamps

Un détail sur le chemin

d'Lëtzebuerger Land du 05.02.2016

Le Luxembourg est constamment en travaux. En se baladant en ville l’on a souvent l’impression d’être entré par erreur dans l’arrière-scène des répétitions d’un spectacle pendant lequel la Ville elle-même se mettra à la lumière des projecteurs… Comme si l’on nous disait que pour le moment nous assistons au making-off. Le travail d’Éric Chenal adopte cette perspective de montrer les espaces alors qu’ils sont entre-deux moments, en préparation pour quelque chose. Le photographe s’intéresse et crée un lien entre : les moments – suspendus – des lieux pendant leur évolution vers un état autre et avant leur monstration ; et le cheminement de l’expérience intérieure ou la recherche du soi. Nous l’avons vu à Nei Liicht, centre d’art de la Ville de Dudelange avec In Between en 2012, au Casino Luxembourg – Forum d’art contemporain avec son exposition White Inside dans le cade du Mois de la photo en 2013 et au Musée National d’Histoire et d’Art avec son exposition Révélations en 2015.

Cheminement aux Alycamps, le projet d’Éric Chenal au Kiosk de l’Aica Luxembourg, avec pour commissaire le critique d’art Lucien Kayser dont les lecteurs du Land connaissent la belle plume, se situe à la croisée de plusieurs trajectoires (pour reprendre le titre d’une conférence que le photographe a récemment donné à propos de son travail) : notamment celle d’un voyage répété deux fois jusqu’à la cité romaine des morts à Arles ; et d’une relation par les références évoquées à l’histoire de l’art – de la figuration à l’abstraction et plus précisément de l’Annonciation de Fra Angelico à une peinture de Pollock. Le projet propose également des trajectoires dans la Ville de Luxembourg et dans les recherches personnelles du photographe : au Casino (avant ses travaux de réaménagement) et à la BNL pour lectures et approfondissement. Il y a également une impression, trois « kakémonos » repliés et rassemblés en une édition d’images et de récits. La trajectoire est certes belle et profonde, mais son passage par le Kiosk n’en transmet pas l’expérience esthétique au flâneur citadin. Le Kiosk lui-même se situe à un croisement, un nœud urbain caractérisé par le flux de la grande circulation qui le traverse. Ce petit espace d’exposition s’adresse donc surtout au regard du passant qu’il essaye d’attirer dans le monde de l’art. Or, pour attirer le regard il faut pouvoir le capter depuis le trottoir et réussir à faire dévier le marcheur de son chemin. Et les deux photographies montrées ainsi, ne se voient ni de loin ni de près.

Car pour être reçues, les photographies souvent intuitives d’Éric Chenal qui invitent à l’introspection, exigent une certaine intimité. Tout le travail se trouve dans le détail, dans lequel le spectateur doit pouvoir plonger afin de ressentir les jeux subtils de la lumière, des couleurs et de la matière. Les textures qui jaillissent de ses photographies exigent une confrontation – ou une rencontre – directes entre l’œil et l’image. Or le Kiosk, le container dont l’esthétique est certes pour le moins difficile à sublimer, ne permet pas cette vue rapprochée. Il est en effet impossible de plonger dans les détails d’une image à cette distance : difficile de ressentir les jeux de l’échafaudage et de la colonne qui en effet se prolonge comme celle de l’Annonciation ; difficile de ressentir le regard du photographe qui se pose sur une bâche et en voit immédiatement le drapé et la beauté abstraite.

Les deux phrases qui figurent sur la porte du Kiosk inspirent et constituent un juste indice de la démarche :

« Kiosque. Le mot d’origine perse désignerait un objet destiné à fournir de l’ombre.

Alyscamps. Du latin Alyssii campi, champs Elysées, lieu réservé dans le territoire des ombres brumeuses aux héros morts de la mythologie grecque ».

Mais pour celui qui n’a pas la possibilité de visiter les autres lieux du projet, ou de découvrir de près ces photographies, l’expérience reste distante et c’est dommage. Reste une dialectique très intéressante entre les ruines historiques dévoilées sur la photographie et la rénovation acharnée de la Ville de Luxembourg, entre le tout propre – un peu trop propre – typique du Luxembourg et la beauté d’une bâche et de la boue. Ce qui laisse tout de même un espace propice à l’esprit du flâneur pour qu’il puisse s’échapper du contexte urbain actuel un peu étrange.

Sofia Eliza Bouratsis
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