Comment le LCGB a fini par faire les frais de la défaite du CSV

Amours syndicales

d'Lëtzebuerger Land vom 16.01.2015

« Le CSV et Monsieur Juncker m’avaient tordu le bras pour que je fasse un projet de loi qui arrange le LCGB », dit le ministre du Travail Nicolas Schmit (LSAP). « Nous avions un accord, mais Nicolas Schmit a cédé sous la pression de l’OGBL », clame le député Aly Kaes (CSV). Le président du LCGB Patrick Dury renchérit : « C’est un Kouhandel entre le LSAP et l’OGBL ! Un remerciement pour son appel (à ne pas voter CSV) aux dernières élections. » André Roeltgen, président de l’OGBL, s’exclame : « Est-ce que nous devrions avoir honte parce que nous sommes majoritaires dans les entreprises ?! » Bienvenue au débat autour du projet de loi sur le dialogue social au sein des entreprises. S’y reflètent les modalités de la lutte des classes au Luxembourg : les logiques institutionnelles, le jeu politique et les intérêts des appareils syndicaux. Ou, pour faire plus court, le modèle social luxembourgeois.

Le projet de loi est un texte bâclé. Il fut écrit à la va-vite, dans l’espoir déçu qu’il soit prêt pour les élections sociales de l’automne 2013. Le révélateur, c’est un petit détail qui pourrait presque passer inaperçu : un alinéa traitant des crédits d’heure. L’article 425-5 abaisse le seuil à partir duquel la délégation du personnel aura droit à quarante heures libérées de 500 à 250 salariés. Se créera ainsi au sein des PME une modeste armée de délégués libérés, point d’appui pour les appareils syndicaux. Or, qui arrivera à en tirer profit ? Début 2013, le gouvernement Juncker-Asselborn II avait trouvé un compromis à la luxembourgeoise : un peu pour chacun. Il suffira à la liste minoritaire de recueillir vingt pour cent des votes pour se voir accorder quelques crédits d’heures. Il n’y aurait alors pas un seul délégué élu à la majorité et bénéficiant d’une « dispense permanente de service avec maintien du salaire », mais plusieurs semi-libérés, y inclus de la liste minoritaire, qui, ensemble, se partageraient les quarante heures.

Même si, pour faire passer cette pilule de la proportionnelle, le gouvernement accorda un bonus de huit heures à la liste majoritaire, l’OGBL n’était pas content. Il le fit savoir par l’avis de la Chambre des salariés publié en mars 2013. On y retrouve une longue apologie du délégué libéré à temps plein qui pourrait devenir « une personne de confiance », « un point de contact permanent », une « personne disponible pouvant vouer toute son activité à la défense (…) des travailleurs de l’entreprise ». Le CSL mobilisa même le spectre des « listes minoritaires, initiées par le management » dans le but de « handicaper le bon fonctionnement de la délégation en imposant un partage individuel du crédit d’heures ».

Dans son avis, le Conseil d’État estima que le système de la proportionnelle « risquerait de handicaper le bon fonctionnement de la délégation » mais n’osa prononcer une opposition formelle, flairant une « disposition qui relève d’un choix éminemment politique ». Sur le crédit d’heures donc, le compromis CSV-LSAP tint bon. Jusqu’à l’alternance politique du moins. Le 8 octobre 2014, une année après les élections anticipées, apparaît une nouvelle mouture du projet de loi. Pour le LCGB, qui apprend la nouvelle d’une source à la Chambre des députés, c’est le choc. Parmi les quelque 70 changements, l’article sur la reconversion proportionnelle des crédits d’heure. Le savant arrangement entre LSAP et CSV biffé, tout simplement. Dans les entreprises de taille moyenne, le syndicat majoritaire aura donc le droit de nommer son délégué libéré. Or le syndicat majoritaire, c’est, le plus souvent, l’OGBL et le nouveau projet de loi devrait assurer une petite centaine de nouveaux délégués à temps plein au « syndicat n°1 ». The winner takes it all.

À la mi-novembre 2014, Nicolas Schmit était venu s’expliquer à la Commission du Travail, de l’Emploi et de la Sécurité Sociale. Il aurait voulu éviter que « l’esprit de concurrence entre les syndicats (…) soit transposé à l’entreprise ». Car le système de la répartition des crédits d’heures proportionnelle « risquerait de devenir une source permanente de conflit ». Les députés du CSV rétorquèrent que « le fait que le syndicat majoritaire – même avec une très faible majorité – emporte la totalité du crédit d’heures ne correspond pas à une saine conception démocratique » et devrait être ressenti comme « profondément injuste ».

« Avoir un seul délégué, ce sera cent fois plus efficace qu’un éparpillement des heures libérées à cause d’un argument fallacieux de la démocratie », dit le nouveau président de l’OGBL André Roeltgen, qui nous reçoit en plein déménagement dans son ancien bureau à la Maison du peuple d’Esch-sur-Alzette. Et d’enchaîner : « Ce n’est pas à une minorité de décider s’il y aura un délégué libéré à plein temps ou non… Je pars du principe qu’une majorité doit pouvoir prendre une décision sans se faire court-circuiter par une minorité. »

À vingt minutes de train de là, dans le quartier de la Gare à Luxembourg-Ville, le président du LCGB Patrick Dury accompagné de son fidèle attaché de presse Christophe Knebeler, sort le grand jeu. Cette histoire de crédit d’heures, « dat ass eng Saach déi mech bis op d’Blutt pickt ». À écouter Dury, il s’agirait d’un problème qui dépasserait la rivalité LCGB-OGBL. Une question de principe, de démocratie : « Les règles de jeu les plus basiques ne sont pas respectées », dit-il en évoquant les conseils communaux et la Chambre des députés, où les élus de l’opposition bénéficient eux aussi d’heures de congé politique. Et d’annoncer le dépôt d’une plainte contre le gouvernement luxembourgeois au Bureau international du travail à Genève.

Le ministre affirme n’être que revenu à son projet initial, auquel il aurait dû renoncer suite à la pression du CSV : « J’en ai marre de m’entendre dire que j’ai fait le jeu de l’OGBL. Les petits jeux, c’est le CSV qui les joue. Moi, je ne suis pas l’agent d’un syndicat contre un autre ! » Toujours est-il que Nicolas Schmit est considéré comme un des rares relais de l’OGBL dans un gouvernement assez éloigné de la sphère syndicale. Cette distanciation du personnel politique rend improbable que Déi Gréng ou le DP soutiennent le syndicat chrétien en froissant le syndicat rouge. Leur indifférence se situe à équidistance parfaite par rapport aux enjeux internes de l’OGBL et du LCGB.

Chez le LCGB et le CSV, on a l’indignation sélective. Car les principaux lésés du dialogue social, ce n’est pas le LCBG, mais les délégués « non-affiliés » élus sur une liste sans étiquette syndicale. Ces délégués de seconde zone – décriés comme « délégués jaunes » dans les milieux syndicaux – n’ont ni le droit de négocier les conventions collectives ni même d’afficher des informations sur les panneaux à l’intérieur de l’entreprise. Or, ils constituent quasiment la moitié des élus. Ainsi, chez Amazon et les Big Four, des firmes en plein boom et à la corporate identity surdéveloppée, les syndicats n’ont jamais réussi à s’implanter.

La situation dans la commission du Travail, de l’Emploi et de la Sécurité Sociale, dans laquelle le projet de loi se discute, est cocasse. On y trouve pas moins de quatre députés liés professionnellement à l’OGBL : le rapporteur et député-maire Frank Arndt (LSAP) était secrétaire général pour la région Nord (il a quarante heures de congé politique) ; Taina Bofferding (LSAP ; 26 heures de décharge) est responsable du département Jeunes ; et Serge Urbany (Déi Lénk ; 20 heures de décharge) dirige le service juridique de l’OGBL.

Avant que ne commence la discussion épineuse sur le crédit d’heures, Urbany, qui, au sein de l’OGBL avait été impliqué de près dans le suivi du projet de loi, se leva et quitta la salle, se sentant en proie à un conflit d’intérêts. Taina Bofferding et Frank Arndt restèrent assis. « La question ne s’est pas posée pour moi », estime la première. Quant à Arndt, il avoue s’être interrogé sur la possibilité d’un conflit d’intérêts, mais son parti lui aurait conseillé d’accepter la charge de rapporteur : « Dans la fraction, on m’a dit : ,On a besoin de quelqu’un qui s’y connaît’. » (Arndt, qui a travaillé pendant vingt ans comme ajusteur-tourneur chez Circuit Foil, avait commencé sa carrière syndicale comme délégué du personnel.)

La question déontologique continue de surprendre, également chez le CSV. « Jusqu’ici, c’était de bonne coutume au Luxembourg, dit le député Marc Spautz (CSV). Moi-même j’étais rapporteur du projet de loi 5611, et John Castegnaro et Aly Kaes étaient à l’origine de la loi sur les initiatives pour l’emploi ; sans que cela ne provoque de discussions. » Il y a quelques années encore, avant la lutte fratricide, on trouvait toute la nomenclature du LCGB sur les bancs du CSV : le président (Robert Weber), le secrétaire général (Marc Spautz) et le trésorier (Aly Kaes). Aujourd’hui, le seul député à encore être financièrement lié au LCGB est Aly Kaes qui, à son soixantième anniversaire en mars de cette année, prendra sa retraite comme employé du LCGB. Pour la classe ouvrière, le syndicat fut la voie royale vers la politique. Mais alors que le recrutement dans les appareils syndicaux passe de moins en moins par le terrain des délégations du personnel et de plus en plus par les diplômes universitaires, cette voie de l’ascension sociale et politique (que Dury désigne de « parcours du combattant ») se fait plus étroite.

C’est l’éternel retour : La dernière fois que le CSV était absent du gouvernement, la coalition DP-LSAP en avait profité pour introduire, à la dernière minute, la désignation à la majorité du délégué libéré. Voici la séquence historique : la loi fut votée en mai 1979, en juillet eurent lieu les législatives : retour du CSV, exit le LSAP. À la fin de l’année, la coalition Werner-Thorn avait réintroduit les crédits d’heures à la proportionnelle. D’ores et déjà, Marc Spautz indique que si le CSV revenait au pouvoir, il veillera à changer la loi Schmit. Il se pourrait donc que le scénario de 1979 se répète en 2018. En attendant, les amendements ont passé la commission ce jeudi (avec les voix du LSAP, du DP et des Verts) et seront envoyés au Conseil d’État pour avis. Le texte pourrait donc prochainement atterrir à la plénière (« avant l’été » prédit Taina Bofferding). Le gros des nouvelles dispositions s’appliqueront dès le vote. Alors que l’introduction du statut unique avait déjà coûté au LCGB – fortement implanté parmi les délégués des employés –, le nouveau projet de loi creusera un peu plus l’écart entre les deux syndicats.

La nouvelle loi accroîtra le poids des appareils syndicaux au sein des PME. Les experts et conseillers syndicaux pourront à l’avenir se faire inviter dans les entreprises de cinquante salariés (actuellement, le seuil est de 150). Les organisations patronales voient d’un mauvais œil l’arrivée dans « leur » entreprise de ces secrétaires syndicaux impertinents, juristes pédants et experts comptables fouineurs. L’avis commun de la Chambre de commerce et de la Chambre des métiers regrette « une réduction du pouvoir de direction et de décision de l’employeur, en contradiction avec le principe suivant lequel le chef d’entreprise (…) doit décider seul de la politique économique et stratégique de son entreprise. »

Or, comme l’écrit le juge et spécialiste du droit du travail Jean-Luc Putz, la cogestion implique que dans des cas limitativement énumérés par la loi – comme la santé, la sécurité et la surveillance des salariés ou le règlement interne – « l’employeur n’est plus souverain dans son entreprise, mais le dernier mot revient au comité mixte ». Cette plateforme sera abolie et ce seront désormais les délégués du personnel élus aux élections sociales qui participeront aux réunions (alors que les salariés qui siégeaient au comité mixte étaient élus par la délégation mais ne devaient pas nécessairement en faire partie). Pour Nicolas Schmit, il s’agit de sortir d’une situation dans laquelle « le comité mixte avait le pouvoir, mais ses membres n’étaient pas élus aux élections sociales, alors que la délégation était élue mais n’avait pas de pouvoir. »

Si le projet de loi modifie la forme prise par le dialogue social, sur le fond, peu changera. Aussi bien le CSV que le LSAP sont revenus de leur enthousiasme cogestionnaire des années 1970, dont la mise en pratique n’a jamais été contrôlée ni soumise à un bilan critique. La seule timide extension de la Mitbestimmung concerne la formation continue. Et déjà que les chambres patronales réagissent de manière piquée, évoquant une « ingérence de la délégation du personnel dans la gestion des ressources humaines et donc dans la stratégie même de l’entreprise, ce qui est inacceptable. » (Une critique que le ministre juge « à la limite du sérieux ».)

« Nous avions un arrangement avec le CSV de ne pas toucher à tout ce qui est pouvoir de codécision », concède Nicolas Schmit. En effet, le projet de loi ne perd pas un mot sur la présence des délégués dans les CA de sociétés anonymes de plus de mille salariés ou dont l’État est actionnaire. Depuis 1979, les syndicats y occupent un tiers des sièges. Le patronat a fini, bon gré, mal gré, par s’y résigner. Pour les délégués, l’intérêt de siéger dans les organes de décision est tout relatif. Ils savent que leur pouvoir y est très limité, or un siège rapporte un capital de prestige et quelque 25 000 euros en tantièmes par an, un financement croisé qui permet de maintenir à flot les structures syndicales.

Le dialogue social se joue dans le carcan compétitif. Pour les organisations patronales, le péché originel du projet de loi est qu’il « compromet l’attractivité future du pays ». Le directeur de l’UEL Jean-Jacques Rommes considère ainsi qu’il ne serait « pas très futé de confronter les entreprises du monde anglo-saxon que nous voulons attirer avec notre Gewerkschafts-Léift luxembourgeoise. » Nicolas Schmit reprend à son compte l’argument compétitif en l’inversant. Dans la commission à la Chambre des députés, il se référa à l’Allemagne et défendit le dialogue social comme « facteur important pour l’amélioration de la compétitivité et de la productivité économique ». Hors la compétitivité, point de salut.

Jean-Jacques Rommes aime à opposer le pragmatisme des entreprises à l’idéologie des syndicats. « Les syndicats rêvent depuis toujours d’étendre leur pouvoir dans les entreprises, dit-il. Sur certaines questions, ils ne pourront faire de compromis, car ce serait ouvrir une brèche au niveau national. Ce projet de loi favorisera donc le conflit. Il consacre une vision de lutte des classes et la transpose dans les entreprises. » L’idéologie, c’est toujours chez l’autre qu’on pense la déceler. « Je pourrais tout aussi bien demander : Une Fedil que fait-elle dans les entreprises ? demande André Roeltgen. Il est clair que des stratégies communes pour les négociations des conventions collectives sont développées de manière concertée au niveau d’organisations patronales et de think tanks. »

Le temps des handshake-deals et des accords informels est révolu. Ces petits arrangements entre patrons et syndicalistes donnaient une grande latitude et des privilèges aux syndicats. Or, aujourd’hui, la méfiance règne et les négociations ne se font plus sans la présence d’avocats qui suivent le droit à la lettre près. Pas une étude d’affaires qui ne dispose de son service droit du travail. Lors d’innombrables conférences, ils inculquent aux PDG la crainte de se faire rouler par les secrétaires syndicaux rusés. Quant aux syndicats, leurs activités en conseils juridiques ne cessent de s’étendre. Plus que par élan de solidarité, c’est le souci très individuel de se protéger, qui motive les salariés à s’encarter.

Bernard Thomas
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