Merveille dark-krump

d'Lëtzebuerger Land vom 09.12.2022

À 31 ans et une poignée de spectacles, Botis Seva fait déjà des émules. Après l’attente qu’auront provoqué les reports et annulations lors de la saison 2021, son dernier spectacle fait figure d’événement partout où il passe au cours de sa longue tournée… Après de nombreuses dates en Europe, et ses premières en France, le jeune chorégraphe londonien, pose son mystérieux Blkdog sur la scène du studio du Grand Théâtre de Luxembourg, et c’est du pur génie.

Découvrant la danse à quinze ans, Seva est un temps interprète pour Avant Garde Dance avant de monter Far From The Norm à l’âge de 19 ans dans l’idée de créer selon ses envies. Rapidement considéré comme visionnaire, plébiscité par la critique, il reçoit le Bonnie Bird Choreography Fund et boucle les guichets de ses deux dates de InNoForm au Sadler’s Wells en 2015, dans le cadre de la Wild Card. Derrière, c’est l’exultation, Seva est vainqueur du concours Ballett Gesellschaft Hannover et du Concours international de chorégraphie de Copenhague avec sa pièce musicale courte 60 Sec. Le voilà ensuite sélectionné au Aerowaves17, présentant son œuvre Rek à l’Urban Moves de Oslo, en Norvège, et au Aerowaves Spring Forward Festival à Aarhus, au Danemark. Blkdog suit cette dynamique, à l’instar d’une commande passée par le Sadler’s Wells pour Reckonings, un projet en triptyque pour célébrer le vingtième anniversaire du théâtre. Après un vif succès public et critique, Blkdog remporte un Olivier Award en 2019. Pour finir, nous voilà devant ce bijou chorégraphique, quelques cinq ans après son commissionnement, et vraiment, c’est une gifle…

« Le langage chorégraphique de Seva prend ses racines dans le hip hop, mais fleurit dans des directions inattendues », écrivait le Financial Times, des mots bien choisis qui résument effectivement le travail du prodige. En effet, Botis Seva et son collectif Far From the Norm n’ont de cesse que de mêler les danses urbaines et la danse-théâtre. Danseur, chorégraphe et metteur en scène, Botis Seva s’applique à installer son travail artistique dans le champ de l’expérimentation chorégraphique, l’amenant à revisiter les structures de la danse et du théâtre pour les associer et transformer nos attentes scéniques. D’une génération où les influences sont infusées du cinéma, du texte et des arts visuels et performatifs, Botis Seva ne s’arrête pas à une pratique de tradition, et use de ses expériences personnelles pour distiller sa propre dramaturgie. S’inscrivent en scène des récits intimes aux thématiques puissantes, comme dans son Blkdog où il aborde le terrain sensible du vieillissement.

Dans ses aspirations les plus profondes, Far From The Norm souhaite créer « un travail honnête, pertinent et nécessaire pour notre génération ». Blkdog est un condensé assez fidèle de ce leitmotiv. Dans ce sens, la compagnie de Botis Seva cultive l’idée de se construire en tant que nouvelle génération de cette forme hybride de chorégraphie. Alors, que le genre soit nouveau ou tente de l’être, est une chose encore difficile à certifier tant son travail est encore assez référencé, sans être forcément « normé ». Néanmoins, ce qui est le plus frappant dans leur approche ce sont les thématiques d’attaque. Car outre la question d’identité raciale qui traverse tous les spectacles de Seva – et qui interroge bon nombre d’artistes depuis la nuit des temps –, s’installent dans son œuvre les notions de primitivité (Rek), rébellion (InNoForm), ou comme ici, dans Blkdog, celle du vieillissement : l’enfant qui n’est plus face à ses années à porter, le temps qui passe et avec lui, les corps qui déchantent, tout cela…

De fait, Blkdog est physique et radical, racontant la pérennité de corps qui affrontent l’âge adulte bien que désireux de rester des enfants. Toujours en caressant sa formule entre hip hop, expérimentations contemporaines, et krump – danse de révolte, sans violence malgré les apparences, née à Los Angeles dans les années 2000 –, cette pièce est un vibrant témoignage de l’artiste danseur, livré au dépérissement de son être et donc à sa « fin », artistique du moins. Dans Blkdog les interprètes cherchent le moyen d’accepter de décatir, tout en luttant intérieurement pour garder une forme de jeunesse. Dans cette incessante bataille corporelle et mentale qui se décline au plateau, sept interprètes se soutiennent dans leur propre combat face à cette jeunesse fuyante qu’ils essayent de préserver tant bien que mal, une quête ô combien universelle…

D’une intensité rare, Blkdog, nous fait filer droit devant cet atmosphère sombre éveillant l’esprit des personnages qu’incarnent chaque protagoniste. Là, sur une bande sonore signée du génial producteur Torben Lars Sylvest, les corps se violentent au rythme des percussions électroniques, pour rattraper leur jeunesse qui s’entend parfois par la fugace mélodie de boîtes à musique ou d’enfant plein de questions en bouche. Chaque motif musical s’accorde d’ailleurs superbement avec la lumière de Tom Visser, proposant un climat dual aux danseurs et danseuses. Et ce dialogue trilingue entre la danse, la musique et la lumière est une véritable caractéristique de Botis Seva. Un facteur qui lui permet une évolution constante dans la virtuosité de chaque niveau scénique.

Aussi, dans l’énergie que propose Blkdog, glissant de la brutalité à l’innocence, c’est une psyché complexe qui est décrite et incarnée par un groupe d’artistes, eux-mêmes en proie à ces maux, ceux qui mettent en charpie notre esprit, ceux face auxquels on ne peut rien faire, les maux du temps qui passe sur nous tel un bulldozer. Blkdog a germé à la naissance du fils de Seva en 2017. Un spectacle pensé telle une transposition des batailles que l’on mène contre ses démons intérieurs, et sa survie lorsque personne ne nous comprend. Mais aussi par extension, à quel point l’adulte doit faire face à des problématiques qui sont présentes dès son enfance. Au-delà, le Britannique dessine la vision d’une génération qui a grandi et grandit dans un monde non adapté à elle. Naturellement, les interprètes transcrivent les difficultés de cette antinomie générationnelle, passant de la colère aux larmes, d’un trauma à l’autre…

Finalement, Blkdog est une pièce qui laisse sans voix et ne permet par un avis précis et fondé tant elle renvoie à notre propre brouillard intérieur. Seva nous emmène là où nous-mêmes n’avons pas encore été, là où nous n’avons pas encore tenté d’éluder les questionnements… Blkdog pose cette essentielle question de la légitimité à rester jeune, quand autour, tout nous définit comme vieux. Et c’est édifiant que de mettre sur la table l’idée d’une fontaine de jouvence psychique, plutôt que physique.

Godefroy Gordet
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