Où Mehdi Ahoudig et Samuel Bollendorff nous confrontent avec la vie des frontaliers

À saute-frontière

d'Lëtzebuerger Land du 09.12.2022

L’occasion était bonne, trop bonne, on l’a laissé filer, ratée, loupée. Quelle merveilleuse complémentarité que d’associer le monologue de Jean Portante, donné il y a plus d’un an au TNL, parti après au festival d’Avignon, à l’exposition Frontaliers, Des vies en stéréo, dans le bâtiment de la Massenoire, à Belval, organisée par Esch2022 (ouverte jusqu’au 5 février 2023). D’un côté, dans la prosodie du poète et la parole de Jacques Bonnaffé, le sujet dramatisé en exergue avec le corps rejeté par la mer du petit Aylan, transcendé avec la référence à Enée, pour Portante exemplaire du migrant par opposition à Ulysse qui sait, lui, heureux après un long voyage, où retourner. De l’autre, l’enquête sur le terrain, avec le travail de documentation de Mehdi Ahoudig et de Samuel Bollendorff, affrontant le quotidien des gens, nous y confrontant à notre tour, dans leurs vies en stéréo. Avec le casque d’écoute sur la tête, le visiteur est censé vivre une expérience immersive, entre l’image et le son, c’est rassurant, il reste la place pour l’esprit de se glisser, il est de la distance pour la réflexion.

Au petit matin, du moins les jours ouvrables, ils sont quelque 200 000, dont une bonne moitié de Français, Lorrains tout proches, à sortir leur voiture du garage, à moins de prendre les transports publics, à affronter pare-chocs contre pare-chocs les embouteillages à franchir la frontière luxembourgeoise. Pour gagner leur vie, pour faire vivre l’économie du pays voisin. Vous voilà, dans l’exposition, prenant la place de José qui fait du ramassage ; ouvrier sur chantier jusqu’en 2008, date de son accident de travail, ne trouvant plus de boulot, il ne lui reste plus qu’à faire le taxi le matin et le soir.

Ce que Mehdi Ahoudig et Samuel Bollendorff nous montrent, nous font revivre, ce sont d’abord des destins personnels, avec toutes sortes d’expériences, leurs hauts et leurs bas. Les images sont là pour en témoigner, donnent un contexte, la parole les fait plus prenantes. Les vidéos de ces vies en stéréo sont sur You Tube, avec l’éventail on ne peut plus large des emplois, de femme de ménage à comptable de fonds, d’infirmier à conducteur d’engins. Il y en a que leur passage au Luxembourg n’a pas rendus heureux, à s’entendre dire par exemple, aimant être vendeuse, que les Françaises, on les emploie pour balayer, pas pour vendre. Ou alors on ne veut plus, « vu tout le stress que ça m’a donné quand j’étais en banque ».

La plupart, toutefois, font preuve d’une certaine gratitude, la comparaison des salaires y porte. Il faut supporter, dit l’épouse d’un frontalier, « s’il ne le fait pas, on n’aurait pas tout ça », une maison, une voiture, des vacances, un autre niveau de vie. On vit en France, renchérit une ancienne comptable de fonds, mais on ne se rendait pas compte des salaires français. Des voitures, de marque allemande, devant les nouvelles constructions, en disent long. A contrario, est-on tenté d’ajouter, dans les villages des pays limitrophes, les immatriculations luxembourgeoises disent autre chose, l’exilé face au frontalier, le premier est parti pour avoir justement un chez-soi.

Il est donc ce qui touche à l’individu, à son intimité ; il y a plus large, et le témoignage de Lucie, veuve de mineur, donne la véritable dimension des choses. Les corons, c’est fini, de nouveaux quartiers ont vu le jour. Avec leurs maisons individuelles, signe d’un tissu social délité. Lucie regrette la solidarité invraisemblable des cités minières, plus de contact aujourd’hui, avec l’individualisme triomphant, et son interrogation se fait dès lors radicale, « qu’est-ce que ce monde va devenir ». La part de la nostalgie faite, il y est quand même une inquiétude réelle. Et ce n’est pas Claire, directrice des ressources humaines (expression déjà parlante par elle-même), qui rassurerait : « On va demander le maximum de vous… et à partir du moment où votre performance va baisser, on vous fait comprendre qu’il y en a dix qui attendent votre place derrière… C’est la sélection naturelle. »

Pour changer de registre, n’oubliez pas, avant d’aller à Esch-Belval dans la Massenoire où le regard qui se lève découvre des cuves de goudron, témoins qui sont restés après une reconversion réussie, ou après votre visite de l’exposition, toujours sur You Tube, Frontalier, de Jean Portante. Une heure et vingt minutes, un même engagement, une même vérité, par d’autres moyens.

Lucien Kayser
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