Quelle politique de concurrence pour les cinq ans à venir ?

Un mot qui trouble les esprits

d'Lëtzebuerger Land du 13.12.2013

« C’est la concurrence qui met un prix juste aux marchandises, et qui établit les vrais rapports entre elles ». Attribuée à une personne aussi éminente que Montesquieu, cette phrase a de quoi rassurer. Plutôt que de faire peur, la concurrence, élément fondateur de l’organisation des marchés, est donc censée faire pression sur les prix, favoriser l’innovation, dynamiser voire diversifier l’offre des produits et services, et, last but not least, stimuler pouvoir d’achat et croissance économique. De plus, les règles de concurrence ont vocation à discipliner les entreprises en dressant des garde-fous contre les excès possibles de l’économie de marché. Force est aussi de constater que de nos jours, les consommateurs, qui devraient se trouver au cœur de la politique de concurrence, ont majoritairement intégré le réflexe de faire jouer la concurrence dans leurs achats courants. En témoignent les comparaisons de prix et de qualité des produits et services, type Stiftung Warentest, ainsi que le succès des rubriques d’opinions sur les plateformes électroniques mettant directement en concurrence les meilleures offres en matière d’hôtellerie, de transport aérien, de voitures automobiles pour ne citer que les marchés qui affectent de façon plus importante la bourse des ménages.

Cependant, à la vérité, les règles de concurrence n’ont pas l’air de plaire à tout le monde. Pas aux tricheurs en tout cas. La semaine dernière, la Commission européenne a imposé une amende totale de 1,7 milliard d’euros à huit banques pour avoir manipulé des taux interbancaires. Plus modestement, le Conseil de la concurrence, depuis sa réorganisation en 2012, a lui aussi infligé des sanctions financières importantes à des entreprises luxembourgeoises et étrangères. Mais oui, il est possible de sanctionner des entreprises établies en dehors des frontières nationales ! Dans la mesure où les marchés sont de plus en plus internationaux, tout cartel, même s’il est le fait d’entreprises non luxembourgeoises, peut être sanctionné par le Conseil de la concurrence luxembourgeois lorsque les effets du cartel en question se font ressentir sur le territoire luxembourgeois. C’est ainsi que deux entreprises allemandes ont écopé le 23 octobre 2013 d’une amende totale de 1 293 227 euros pour avoir trafiqué leurs offres à l’occasion de marchés publics organisés par les CFL pour la livraison de systèmes d’aiguillages.

À côté de ces craintes, des peurs plus diffuses, parfois enfouies se manifestent lorsqu’on en vient à évoquer les règles de concurrence. Le grand-duché est souvent dépeint comme un pays paisible où tout se règle par compromis, dans la béatitude d’un consensualisme rhénan. Dans un tel contexte, le simple fait de prononcer le mot « concurrence » trouble les esprits, dérange et bouscule les habitudes. D’autres voient dans la politique de concurrence le cheval de Troie qui importe un libéralisme anglo-saxon excessif dans notre culture latine. Libéralisations à outrance sont souvent, mais à tort, attribuées à la politique de concurrence. À l’opposé de ce courant, il y a ceux qui craignent que la politique de concurrence devienne un nouvel instrument entre les mains des consommateurs qui n’ont que trop de pouvoirs et affaiblissent nos entreprises soucieuses de créer de l’emploi. – Et c’est ainsi qu’est rapportée la preuve que les règles de concurrence n’ont pas de camp politique et ne peuvent être confisquées idéologiquement.

Face à ces courants, il m’a paru intéressant de parcourir le volumineux accord de coalition pour savoir quelles sont les inflexions politiques auxquelles on peut s’attendre dans les années à venir en matière de concurrence et de consommation.

Au chapitre « Économie » (pages 34-41), la politique de concurrence n’est pas évoquée. S’il est bien vrai que le Conseil de la concurrence est une autorité administrative indépendante, donc sous la tutelle d’aucune autorité ministérielle (le Conseil rend compte de ses travaux à la Chambre des députés à laquelle il adresse son rapport annuel), il faudra bien que dans ses rapports avec le gouvernement, il puisse trouver un point d’attache. Dans la mesure où les règles de concurrence touchent directement tous les secteurs économiques, il serait logique que ce soit le ministre de l’Économie qui reste en charge des relations avec le Conseil de la concurrence. C’est encore le ministre de l’Économie qui est compétent en matière de lutte contre l’inflation (page 34 de l’accord). Il pourra donc s’appuyer sur les enquêtes sectorielles du Conseil de la concurrence pour enrichir les travaux de l’Observatoire de la compétitivité et de l’Observatoire de la formation des prix, tous deux hébergés dans son ministère.

Dans la même rubrique, on lit qu’« qu’au niveau communautaire, le Gouvernement s’emploiera en faveur d’une levée des difficultés d’approvisionnement que rencontrent une multitude d’entreprises luxembourgeoises dans le marché intérieur, et notamment en ce qui concerne les règles et pratiques de la représentation générale pour l’importation ». Pour autant que sont ici visés les réseaux de distribution, le gouvernement n’ignorera pas que les restrictions verticales et les obstacles aux importations parallèles comptent parmi les fléaux auxquels le Conseil de la concurrence doit s’attaquer en priorité. Il s’agit de problèmes par définition transnationaux et qui sont appréhendés dans le cadre du très performant réseau européen des 28 autorités de concurrence nationales. Les entreprises luxembourgeoises qui rencontrent des difficultés pour s’approvisionner à moindre coût ne doivent pas hésiter à porter plainte devant le Conseil de la concurrence si ces difficultés sont le fait d’une pratique anticoncurrentielle organisée par les fabricants.

À y voir de plus près, le ministre de l’Économie n’est cependant pas seul à veiller sur les prix. Au chapitre « Agriculture, Viticulture, Développement rural et Protection des Consommateurs », le ministre de ce département est chargé des missions suivantes : « (…) protection des consommateurs et réglementation, entre autres, des prix, des pratiques restrictives de concurrence, de la concurrence déloyale ». C’est avec grande satisfaction qu’on lit dans ce même chapitre que le gouvernement prend un engagement ferme pour « l’introduction de l’Action en réparation collective (action de groupe) suivant la recommandation de la Commission européenne ». Sont ici visées ce que les Allemands appellent Sammel-klage, ces actions en justice que les consommateurs intentent collectivement pour économiser les frais de justice et qui, sans cette procédure collective, auraient été abandonnés. Au chapitre « Justice », cet engagement est réaffirmé, quoique dans des termes plus prudents (« La possibilité d’introduire des actions de groupe sera étudiée avec pour objectif une meilleure défense des droits des consommateurs »).

La recommandation de la Commission européenne dont question a été adoptée dans un même paquet avec la proposition de directive régissant les actions en dommages et intérêts en faveur des victimes de violations des règles de concurrence – ce qui montre tout l’intérêt de cette initiative pour la politique de concurrence.

Les marchés publics, matière où le législateur a institué des règles particulières pour organiser la mise en concurrence des fournisseurs de l’État, continuent d’être placés dans le champ de compétence du ministre qui a les Travaux publics dans ses attributions. Dans d’autres États membres de l’Union européenne, ces compétences sont fixées ailleurs, à distance des départements ministériels qui organisent eux-mêmes, ou par l’intermédiaire des administrations sous leurs tutelles, les marchés publics.

Enfin, la surprise, la plus grande et la plus agréable, vient du chapitre « Médias, Audiovisuel, Communications et ICT » où on lit le passage suivant : « La régulation des marchés et la supervision sont nécessaires au bon fonctionnement de l’économie en général et du marché intérieur communautaire en particulier.

L’Institut luxembourgeois de régulation (ILR) est un établissement public indépendant qui a pour mission d’assurer et de superviser, dans l’intérêt du consommateur, le bon fonctionnement des marchés sur base d’une concurrence effective et durable, tout en garantissant un service universel de base.

Le Conseil de la concurrence pour sa part est une autorité administrative indépendante dont le rôle est de garantir la libre concurrence et de veiller au bon fonctionnement des marchés ainsi qu’au respect des règles de concurrence nationales et européennes.

Le Gouvernement considérera et étudiera un rapprochement entre l’ILR et le Conseil de la concurrence afin de pouvoir mettre à profit les compétences de ces deux autorités indépendantes. »

Un lecteur non avisé viendra immanquablement à la conclusion qu’à l’heure actuelle, l’État luxembourgeois se paie le luxe de faire vivre deux institutions avec exactement les mêmes missions. Toutefois, la différence entre les deux organes n’est pas faite de nuances subtiles. L’ILR est le successeur de l’ILT, l’Institut luxembourgeois de télécommunication, qui a été créé pour accompagner la première vague de libéralisation dans le secteur des télécommunications. Voilà qui explique historiquement sa place parmi les attributions du ministre chargé des communications. Au fur et à mesure des libéralisations successives (services postaux, énergie et transport ferroviaire), ses attributions se sont étendues à de nouveaux secteurs. Il reste que sa mission est non pas de sanctionner les comportements anticoncurrentiels des entreprises des secteurs précités, mais de réguler ex ante les marchés sous sa compétence, qui, compte tenu de leur structure monopolistique, appellent la mise en place de règles spécifiques. Ces règles ne sont pas conçues pour durer indéfiniment. Ainsi, par exemple, l’ILR préconise actuellement d’abandonner la régulation pour la téléphonie fixe.

Le Conseil de la concurrence, quant à lui, intervient ex post ; il sanctionne les ententes entre entreprises et les abus de position dominante une fois constatés sur un marché déterminé. Son action ne se limite pas cependant aux secteurs de l’énergie ou des télécommunications. À la différence de l’ILR, c’est toute l’Économie luxembourgeoise qui défile devant le Conseil de la concurrence. Si actuellement déjà, l’ILR et le Conseil de la concurrence sont, de par la loi, tenus de collaborer ensemble, un rapprochement des deux institutions est donc envisagé dans l’accord de coalition. Le gouvernement suit ainsi une tendance observée à travers toute l’Europe. Cette année, les Pays-Bas ont fusionné l’autorité de concurrence avec le régulateur en incluant même dans la nouvelle entité la protection économique et juridique des consommateurs. Pareil au Royaume Uni, où la vénérable institution qu’est l’Office of Fair Trading (OFT) cèdera la place en avril à la nouvelle Competition and Markets Authority, à la fois compétente pour la concurrence et la protection des consommateurs.

Le gouvernement ne manquera sans doute pas de poser la question du statut de ces autorités. L’accord de coalition précise que l’ILR est un établissement public indépendant, ce qui n’empêche pas un droit de regard du gouvernement sur le budget de cette institution via ses représentants dans le Conseil d’administration. À défaut de loi organisant l’ensemble des établissements publics, chaque établissement public, y compris l’ILR, a un statut sui generis.

Le Conseil de la concurrence n’est pas un établissement public, mais une autorité administrative indépendante tout court. Le doter de la personnalité juridique eût été exagéré pour une institution dont le cadre est actuellement composé de six collaborateurs. Ainsi, les tâches administratives diverses le concernant, de même que son budget, sont en grande partie pris en charge par le ministère de l’Économie. Ce statut à part sème parfois la confusion dans les esprits, confusion encore renforcée par le partage de bureaux communs au ministère et au Conseil de la concurrence. Si le Conseil n’a de cesse de défendre jalousement le caractère indépendant de son statut, ce n’est pas en raison d’un penchant capricieux, mais bien parce que le gouvernement, qui contrôle des pans importants de l’économie nationale, ne peut intervenir dans la politique du Conseil de la concurrence. Henri Grethen, Jeannot Krecké et Etienne Schneider, les ministres de l’Économie successifs, ont respecté cette indépendance. Ce qui veut dire que l’indépendance est un peu une question de bonne volonté.

L’auteur préside le Conseil de la concurrence. Il s’exprime ici à titre personnel.
Pierre Rauchs
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