Marché des matières premières

La devise secondaire, un instrument financier en devenir

d'Lëtzebuerger Land du 22.11.2012

Le récent rapport de l’OECD au sujet des difficiles perspectives économiques du Luxembourg soulève à nouveau la question de la dépendance de notre pays par rapport à la place financière. Les défis du Luxembourg sont doubles : il y a d’une part la pression accrue au niveau européen et mondial pour empêcher toute évasion fiscale réelle ou présumée. Les discussions au sujet du secret bancaire et de l’échange automatisé d’informations montrent bien une évolution négative pour l’économie du pays. L’accent mis sur les fonds d’investissements a profité à notre pays qui a su s’imposer comme acteur incontournable à ce niveau. Le Luxembourg ne pouvait pas tout faire et s’est moins impliqué dans les marchés financiers plus proches de l’industrie comme notamment celui des matières premières. Or les matières premières sont les monnaies de l’avenir.

Les pays du bloc soviétique ont eu durant les années 1980, 1990 largement recours au troc pour faire face à leur manque chronique de devises. Encore aujourd’hui, beaucoup de commerces inter‑étatiques sont basés sur le même principe. Dans un monde financier où la faiblesse du dollar cache celle de l’euro, et où la faiblesse de l’euro cache celle du dollar, d’autres formes d’investissements et de négoces vont se développer, et notamment des contrats, y compris commerciaux, et des investissements libellés en matières premières.

Cette évolution est déjà en cours. Ainsi la bourse de Zürich permet aux investisseurs de négocier directement en or sans passer par le franc suisse. Les marchés du futur seront basés sur des paniers de matières premières et non exclusivement sur l’or. Conformément à sa tradition industrielle, la Suisse a de longue date une position très forte en matière de devises secondaires. L’adoption de l’or comme devise à la bourse est récente. Mais la Suisse abrite aussi la plus ancienne et la plus importante devise secondaire du monde. Le WIR est utilisée par 70 000 petites et moyennes entreprises suisses. À tel point qu’il existe à côté du code ISO bien connu CHF pour le franc suisse, un code CHW pour la devise secondaire WIR.

Économiquement parlant, une devise secondaire est de l’argent librement définie entre parties contractantes. Les américains disent money between friends. Beaucoup de devises secondaires correspondent à la contrevaleur d’un actif, typiquement d’une matière première existante. Et c’est cette matière première qui garantit la pérennité de la valeur ainsi exprimée. Une devise secondaire a les qualités d’une devise à l’exception du cours légal. Juridiquement parlant, une opération dénouée en devise secondaire n’est donc pas une vente mais un échange, un troc. Ce qui nécessitera probablement des adaptations de la loi luxembourgeoise pour disposer le principe d’une exécution en devises secondaires si le contrat est libellé en devises secondaires. En effet économiquement parlant, une transaction en devise secondaire n’est pas un troc mais bien une vente.

Investir en devises secondaires peut traduire le souhait d’un investisseur ou d’une entreprise de placer des fonds de façon à être indépendant des fluctuations monétaires. Si une entreprise, ou un pays, sait avoir besoin d’une matière première comme par exemple du cuivre, elle peut décider d’acheter l’équivalent de ce cuivre aujourd’hui et se mettre ainsi à l’abri de fluctuations au niveau des monnaies et des prix des matières premières.

L’utilisation de devises secondaires est plus aisée que la gestion de dépôts de matières premières. Et les devises secondaires permettent de créer des circuits économico‑financiers qui permettent de gérer des opérations de couverture de positions qui sont inconcevables à l’échelle des dépôts

Il est possible de créer des devises secondaires dont la convertibilité est limitée. Cette technique est utilisée dans les devises régionales. Le Beki du canton de Redange est un exemple de devise régionale. Le Beki (www.beki.lu) est basé sur l’euro. Pour le client, un Beki égal un euro. Sa banque le lui vend sans frais. Une entreprise régionale qui encaisse des Bekis peut utiliser cette monnaie pour acheter des biens et services dans les entreprises de la région qui acceptent le Beki. Elle participe ainsi au développement de l’économie régionale sans payer le moindre frais. Alternativement, une entreprise régionale pourra convertir ses Bekis en euro moyennant le paiement d’une commission. Cette commission sert à financer l’asbl gérant le Beki et à financer d’autres asbl régionales. Pour éviter de payer ces frais, l’entreprise régionale cherchera à utiliser ses Bekis en achetant d’autres services et produits régionaux. C’est ainsi que le Beki favorise le développement régional.

Une devise secondaire peut ainsi être un instrument à caractère régional ou social. Bernard Lietaer, ancien membre de la direction de la Banque nationale de Belgique et à ce titre co‑responsable de l’implémentation en Belgique de l’ECU, prédécesseur de l’euro, explique que les devises secondaires sont une condition nécessaire à la survie de l’euro. Comment en effet faire une politique financière adaptée aux régions alors que par définition la politique de la Banque centrale européenne est la même pour l’ensemble de la zone euro ?

Il ne s’agit nullement de prôner un nouveau système monétaire mais d’envisager la montée en puissance de tendances qui existent déjà aujourd’hui et qui se feront, avec ou sans nous. La problématique de fond est centrée sur les ressources limitées de la terre à moyen terme. Et sur une population dont la taille augmentera encore pendant au moins vingt ans et qui considère comme normale d’augmenter chaque année sa consommation. Bien évidemment, les ressources terrestres ne vont pas s’épuiser immédiatement. Cependant des marchés très spécifiques qui portent sur une liste croissante de matériaux rares se développent au gré des sauts technologiques. Ainsi, la République populaire de Chine avait brièvement décrété un embargo des « terres rares », métaux essentiellement exploités en Chine. À terme, les terres rares et d’autres matériaux comme le lithium devront inévitablement être rationnés.

Voilà les devises du futur.

PS : Cette explication schématique escamote la différence entre matières premières et produits consommés. Le progrès technologique est censé garantir une consommation croissante avec des matières premières en diminution. Malheureusement, les gains d’efficacité résultant du progrès technologique sont souvent absorbés par des considérations règlementaires ou commerciales. Dans la pratique, le raisonnement ci‑dessus, même incomplet, s’applique

Nous le disions dans l’introduction : Le challenge pour notre pays est double. Certains mettent en cause avec force la moralité de notre clientèle. Et nous ne sommes pas – encore – très présents sur les segments d’avenir. En chinois, le mot crise signifie à la fois danger et opportunité. Danger parce que sur le moyen terme la problématique des matières premières va devenir omniprésente. Opportunité parce que les remous récurrents du dollar et de l’euro montrent la nécessité et le potentiel de développements nouveaux pour faire face à des crises, à des Cygnes Noirs pour reprendre la terminologie de Nassim Taleb.

Le grand-duché a de nombreux atouts pour prendre sa place dans le marché des devises secondaires : Le pays a de longue date fait un pas dans cette direction en permettant aux entreprises luxembourgeoises de choisir un capital différent du franc luxembourgeois et maintenant de l’euro. La Constitution donne au grand-duc le pouvoir de battre monnaie. Sans toucher au cours légal uniquement réservé à l’euro, il serait possible de donner ainsi à ces devises secondaires un caractère plus officiel. Le port franc est un projet luxembourgeois pour se positionner, à l’intérieur de l’Union européenne, sur des investissements plus indépendants du système monétaire international. Et le port franc pourra bien évidemment servir comme dépôt des actifs à la base de devises secondaires. Et le Luxembourg est déjà présent sur le marché des matières premières, même si cette présence devrait être renforcée.

Espérons que la genèse d’une industrie de la devise secondaire ouvrira de nouvelles possibilités qui permettront au Luxembourg de se relancer dans un monde changeant.

Mathias Foehr
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