Taxation des avocats des firmes internationales

Les trous noirs des conventions

d'Lëtzebuerger Land du 04.11.2011

La bienveillance avec laquelle l’Administration des contributions directes avait jusqu’alors traité les avocats des études « internationales » a produit des effets collatéraux indésirables qui ont surpris les autorités elles-mêmes et aboutit à une situation désopilante : certains avocats ne paient pas un kopek d’impôt sur certains revenus tirés de leurs lucratives activités au service, le plus souvent, du droit des affaires. Ni au Luxembourg, ni dans leur pays d’origine, en l’occurrence la Belgique, grâce à des montages juridiques aussi ingénieux qu’opaques et la perversion de la convention fiscale belgo-luxembourgeoise pour éviter les doubles-impositions et lutter contre la fraude fiscale.

Comme le fut le précédent français sur les biens immobiliers détenus en France par des sociétés luxembourgeoises, qui ont longtemps totalement échappé à l’impôt des deux côtés de la frontière en raison des défaillances de l’ancienne convention fiscale entre la France et le Luxembourg, le traitement fiscal des avocats est une des aberrations que l’interprétation de la convention belgo-luxembourgeoise de septembre 1970 (réformée depuis lors) et les incohérences internes au sein de l’administration fiscale luxembourgeoise ont autorisé. Et les arbitrages successifs du tribunal administratif en janvier dernier, puis de la Cour administrative cet été, n’ont pu que dresser le constat d’une « situation incongrue d’une non-double imposition ». Les dégâts en termes de déchets fiscaux sont bien sûr loin d’être comparables aux fuites qui se sont produites quelques années plus tôt entre Paris et Luxembourg.

Reste que ce traitement privilégié des avocats fait en tout cas tache à l’heure de la rigueur budgétaire et le débat sur la perversité des rulings, ces accords spéciaux négociés par les gros contribuables avec le fisc luxembourgeois, pourrait du coup être relancé.

L’affaire a en tout cas permis de faire échapper complètement au paiement de l’impôt sur le bénéfice commercial près de dix millions d’euros. La partie seulement visible de l’iceberg ? L’Administration des contributions directes, contactée par le Land, a cherché à minimiser l’envergure d’un litige qui l’a mis aux prises devant les juridictions administratives à des membres (belges) d’une des grandes firmes d’avocats d’affaires, Loyens [&] Loeff (L[&]L).

L’affaire démarre par une lettre fin 2004 à l’ACD d’un avocat des associés de L[&]L pour s’enquérir sur la manière dont l’administration entendait imposer les revenus excédentaires perçus au Luxembourg des associés belges, ces derniers, évidemment non-résidents, étant supposés maintenir une base fixe au grand-duché tout en n’y ayant pas d’activité. Aucun montant n’est alors précisé, ni de noms d’avocats, un flou volontaire que l’agent du gouvernement luxembourgeois reprochera ensuite dans la procédure contentieuse. Dans sa prise de position, un préposé de l’ACD a adressé (par erreur, assure-t-on aujourd’hui) une note sur L’imposition des associations internationales d’avocats, indiquant explicitement que les « avocats étrangers ne sont pas soumis à l’impôt luxembourgeois et ceci bien entendu, uniquement dans les cas où ils ne sont pas physiquement présents au grand-duché ».

La situation des avocats belges est assez complexe : ils n’avaient pas d’activités au Luxembourg, mais le fait d’être des partenaires chez L[&]L leur a permis d’encaisser leur quote-part et tirer des bénéfices sur les activités luxembourgeoises de la firme. Près de dix millions d’euros qu’ils ont été une petite vingtaine à se partager. En Belgique, ils avaient transféré l’exercice de leur profession d’avocat vers une société privée unipersonnelle à responsabilité limitée.

Le traitement de faveur aux avocats ne devait en principe s’appliquer qu’aux firmes anglo-saxonnes, mais à l’usage, des firmes en ont assurément galvaudé l’esprit. Il s’agirait toutefois d’un cas isolé, selon l’ACD.

L’affaire, qui remonte à 2004, montre aussi à quel point l’Administration des contributions, au début des années 2000, a manqué de cohésion interne : entre des préposés qui disaient une chose un jour et une direction qui affirmait son contraire un autre jour.

Dans l’héritage du passé, il y a notamment cette interprétation que le fisc luxembourgeois fit de deux textes, le premier était la convention belgo-luxembourgeoise de 1970 et le second un texte de l’OCDE sur la manière de traiter les cas des études internationales d’avocats. Dans ce contexte, les pays membres avaient deux possibilités : soit taxer chez eux les bénéfices, soit ne rien imposer. Le Luxembourg fut alors un des rares pays à prendre l’option de la non-taxation, la plupart des membres de l’OCDE, dont la Belgique, ayant choisi de taxer les revenus excédentaires qui pourraient être réalisés chez eux. En choisissant la position ultra-minoritaire et archi-libérale, le Luxembourg pouvait probablement s’attendre à ce que des abus soient commis. « Lorsque l’Administration des contributions directes a choisi une position minoritaire dans l’analyse des associations internationales d’avocats, ont d’ailleurs relevé les juges du tribunal administratif, elle a adopté une position dont elle savait ou devait savoir qu’elle pourrait être génératrice de double exonération à l’égard des résidents établis dans d’autres États membres de l’OCDE, qui, comme la Belgique, ont adopté la position majoritaire ».

Le fisc avant de répondre et d’envoyer cette circulaire, dont désormais il se distancie, aurait dû assortir sa réponse aux mandataires des associés de L[&]L de certaines réserves et s’être notamment assuré que si les bénéfices n’étaient pas taxés au Luxembourg, ils l’avaient été préalablement en Belgique. Ce n’est que bien après avoir envoyé la lettre circulaire et s’être rendu compte de sa bévue et de l’effet contagieux que cette interprétation pouvait entraîner sur la base imposable des avocats des études internationales, que le fisc luxembourgeois a enfin réagi. D’abord une demande d’entraide fut introduite en Belgique pour savoir si les revenus tirés du partenariat au grand-duché y avaient été taxés. Réponse négative : les Belges appliquaient les dispositions de la convention de 1970. Pas question de faire payer des impôts sur des revenus tirés d’une base fixe au Luxembourg. La seconde réaction fut aussi de changer de fusil d’épaule : les associés furent invités à déposer une déclaration d’impôt et par la même occasion, ils furent avertis du changement de position à 180 degrés de l’ACD. Trop tard, comme l’ont confirmé tour à tour les deux juridictions administratives.

Aujourd’hui, le gouvernement, en volant au secours de l’administration fiscale, assure que des restrictions s’appliquaient à l’exonération fiscale des bénéfices des avocats et évoque l’incompétence du préposé à engager toute l’administration sur la voie menant potentiellement à une double exonération, la circulaire sur l’imposition des avocats relevant d’une « note interne ».

Rien n’y a fait pourtant pour convaincre les juges, qui ont rappelé la légitimité des contribuables à croire les promesses de leur préposé, même si plus tard, le directeur de l’administration des contributions assure le contraire de ce qui a été convenu. « Pour des raisons tenant au respect du principe de sécurité juridique, il faut que les autorités fiscales, qui ont donné des assurances ou fait une promesse, soient tenues d’honorer les expectatives ainsi créées, de manière que la réponse personnelle que l’administration fiscale aura donnée le cas échéant au contribuable liera celle-ci à ce dernier si des conditions déterminées sont réunies ». Elles le furent toutes. Les promesses n’engagent donc pas seulement que ceux qui y croient.

Véronique Poujol
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