Boy meets girl et toutes ses variantes de genres sont au début de chaque histoire d’amour depuis l’aube des temps. Toutes les variantes ? Certainement pas. Jumbo, le premier film de la jeune réalisatrice belge Zoé Wittock élargit cette palette de déclinaisons possibles avec girl meets merry-go-round. Wittock signe une œuvre jouissive, non pas sans défaut (belge, quoi) avec un casting de pointe. Emmanuelle Bercot et l’érudit Sam Louwyck se partagent l’écran avec Noémie Merlant, co-star du récent Portrait de la jeune fille en feu. Après les premières respectives à Sundance (mondiale) et Berlin (européenne), le long-métrage – co-produit par Les Films Fauves – et son équipe ont visité le Luxembourg City Film Festival en mars (voir notre critique dans le Land du 13 mars), où nous avons pu interviewer la réalisatrice Zoé Wittock et sa vedette d’écran Noémie Merlant, qui parlent ici d’objectophilie, d’extériorisation de la magie intérieur de l’état amoureux et du regard féminin au cinéma.
d’Land : Quel fut le pitch du film Jumbo dans le premier jet du dossier pour la production ?
Zoé Wittock : Le pitch était vraiment le même qu’aujourd’hui ; ça n’a pas beaucoup évolué entre. Donc l’histoire de cette jeune fille qui n’arrive pas à connecter avec les autres dans son quotidien et qui trouve refuge auprès d’une machine, la nuit dans un parc d’attraction. Donc une machine qui est une attraction à sensations fortes, qui va s’éveiller devant ses yeux la nuit et dont elle va tomber amoureuse. À ce moment-là, elle décide d’en parler à sa mère avec qui elle a une relation fusionnelle, sauf que finalement, sa mère n’est pas très contente de la nouvelle. Jumbo est donc aussi l’histoire de cette mère et de cette fille à travers cette histoire d’amour un peu extraordinaire.
Est-ce qu’il y a un volet autobiographique à lire ou est-ce que cette histoire trouve sa naissance dans un fait divers ?
J’aurais aimé que ce soit un peu autobiographique. Ça m’aurait rendu beaucoup plus originale que je ne le suis. Mais non, c’est effectivement inspiré d’un fait divers que j’ai lu dans un journal. L’histoire d’une jeune femme qui était tombée amoureuse et a épousé la tour Eiffel. C’est une histoire qui m’a fait sourire évidemment, parce que je la trouvais un peu étrange comme histoire. Mais c’est aussi une histoire qui m’a fascinée. Et donc je suis partie à la rencontre de cette femme qui s’appelle Erika Eiffel. Ce qui était très étonnant quand j’ai rencontré cette femme c’est que je m’attendais à tomber un peu, pour être très caricaturale, sur une folle ou en tout cas quelqu’un en marge et d’extrême, et finalement je suis tombée sur quelqu’un avec un discours extrêmement sensé, très ancré dans le sol et c’est vrai que ça m’a surpris. C’était finalement une relation tellement étonnante que je me suis dit que ça valait peut-être le coup d’en parler dans un film et d’en faire une fiction.
Vous avez vite décidé de vous débarasser de la tour Eiffel et du symbole phallique ?
Dès le début je savais que j’avais pas envie de faire un documentaire ni un film qui soit un peu trop réaliste. Je voulais pouvoir m’amuser avec la magie aussi et voir une âme dans les objets. Donc le fait de passer le film dans un contexte de parc d’attraction avec un manège qui fait de la lumière, qui bouge et qui joue de la musique, il y avait quelque chose de beaucoup plus magique et de l’ordre du sensationnel que je trouvais plus beau pour mettre en scène une histoire une romance.
Est-ce que Zoé Wittock vous a présenté le projet de la même manière ? Comment vous avez réagi au sujet traité dans le film, Noémie Merlant ?
Noémie Merlant : Zoé ne m’a pas pitché le film puisque en fait j’ai reçu le scénario en vue d’un possible casting. Et ce que j’ai ressenti comme l’histoire d’amour m’a bouleversé. On rentre dans une histoire d’amour par l’émotion, par la poésie, par le regard de Jeanne et on ne la regarde pas comme une bête curieuse en fait et c’est ce regard que j’ai aimé. L’idée d’essayer de comprendre toutes les amours.
Jumbo est aussi un film qui est au service du regard féminin. Ça vous surprend que le film sorte aujourd’hui ?
Zoé Wittock : Ça ne me surprend pas que le film sorte maintenant plutôt qu’il y a quelques années. C’est un film que j’ai commencé à écrire il y a huit ans. S’il sort aujourd’hui c’est justement parce que le contexte politique et social est ce qu’il est et parce qu’il y a une parole qui se libère. À la fois évidemment sur le parcours des femmes en règle générale. Mais il y a aussi une parole qui se libère sur l’orientation des gens, sur le droit à la différence et de l’identité romantique ou sexuelle aussi. Aujourd’hui il y a une recherche de tolérance dans le dialogue social qui est intéressant et qui permet à ces films-là, qui vont un peu pousser le dialogue de la tolérance à l’extrême, d’exister dans le discours.
Le grand sujet du dernier livre d’Iris Brey – le female gaze – est entre autres une contre-attaque à l’objectification du corps féminin à l’écran. Mais l’objet est ici au premier plan de la romance. Comment subjectiver un objet au sens littéral du terme ?
Zoé Wittock : L’envie c’était d’humaniser cet objet et de montrer que finalement l’amour n’est qu’une question de point de vue. Mais l’amour est de l’ordre de l’abstrait et non-quantifiable. Concernant le female gaze on m’a posé la question de savoir si le fait que je sois une femme faisait que le film était filmé d’une autre manière, ou en tout cas cette histoire d’amour ou le rapport à la sexualité. Je pense certainement qu’il y a une partie du fait que je sois une femme qui rentre évidemment dans l’expression de la sensualité, du romantisme et de la sexualité dans ce film, puisque on ne les vit pas de la même manière en fonction qu’on soit une femme ou un homme. Après, pour ma part, ce n’était pas une prise de position politique de raconter une histoire de femme avec un regard féminin.
Comment se prépare un film comme Jumbo ? Est-ce que votre réalisatrice vous fait regarder Christine de John Carpenter ou lire des doctorats sur l’objectophilie ?
Noémie Merlant : C’est déjà beaucoup de discussions où Zoé m’a partagé sa rencontre avec Erika Eiffel. Puis ce documentaire sur Eiffel, mais sur d’autres femmes aussi qui sont objectophiles. Dont une femme qui est elle aussi, comme Jeanne, amoureuse d’un manège. C’est surtout chercher ensemble dans le concret. Rendre Jeanne réelle et incarnée et rendre cette histoire d’amour plus que cérébrale. Trouver un rapport aussi différent en fonction avec qui elle se trouve. Et quand elle est seule dans sa chambre ou quand elle est avec Jumbo, là, c’est un personnage beaucoup plus large, ample et libre, heureux aussi. Le travail était surtout là. Et essayer de trouver la connexion en travaillant non pas avec un partenaire de jeu humain, mais une machine qui était moins incarnée du coup sur le tournage.
On voit clairement l’influence du cinéma spielbergien des années 80 sur votre film. Ces codes du fantastique sont en alternance avec une esthétique réaliste. Est-ce que c’était une volonté de votre part de mixer ces approches esthétiques ou est-ce que c’était une question de budget ?
Zoé Wittock : C’était une évidente volonté. C’est juste l’histoire qui l’a imposé. Cette connexion que cette jeune fille crée avec cette machine n’est pas quelque chose avec laquelle on peut s’identifier, nous, de l’extérieur puisqu’on n’a pas cette capacité de donner une âme aux objets. Je voulais donc trouver un moyen pour non pas l’expliquer, mais le montrer aux spectateurs pour qu’ils le ressentent avec mon personnage principal. Et à partir de ce moment-là, il y avait une volonté de créer visuellement de la magie qui en soi est très intérieure à la base. Donc cette transposition de l’intérieur à l’extérieur a emmené le fantastique dans le film. Après l’encrage dans le réalisme, pareil. Je voulais rendre hommage à la personne qui m’avait inspiré le film et pas partir dans du Christine de John Carpenter, où on assume complètement le fantastique. Puis Spielberg, ça n’a pas été de nouveau une volonté d’aller chercher chez lui, mais bon, ça nourrit notre enfance. À partir du moment où j’allais dans l’univers de l’enfance et dans le parc d’attraction, ce sont des influences qui sont automatiquement et intrinsèquement revenues dans le film.