Heintz van Landewyck Group

Dans le silence des volutes

d'Lëtzebuerger Land du 21.08.2008

Bienvenue chez Landewyck Group, une entreprise familiale qui ne publie comme comptes financiers que ce qu’elle a légalement besoin de publier, c’est-à-dire pas grand-chose. Il n’en reste pas moins que la publication, fin juillet, de ses bilans pour 2005, 2006 et 2007 a éveillé la curiosité. La­quelle laisse vite la place, après l’épluchage des rapports, à la frustration de­vant l’indigence des informations qui sont délivrées par l’un des cinquante premiers employeurs du grand-duché avec 680 salariés, sur un effectif total de 1 400 personnes et six sites de production en Europe. Au­cune régle­men­tation ne l’oblige d’ailleurs à se montrer plus transparente, la société n’étant pas cotée en Bourse. 

Le groupe Landewyck, dont les activités ne se cantonnent pas à la fabrication de produits de tabac − la diversification remonte aux fondateurs –, ne fournit que ses chiffres consolidés. Les résultats de ses nombreuses filiales relèvent de la cuisine interne. Cette dérogation au droit commun est une « fleur » que la loi luxembourgeoise sur les sociétés, réaménagée en 2002 (loi du 19 décembre 2002 concernant les sociétés commerciales), tolère. Ce qui n’est pas nouveau, puisque l’ancien régime légal sur les sociétés commerciales l’autorisait aussi. Les filiales luxembourgeoises du cigarettier, qui a désormais une importante activité dans la distribution (Fixmer et Cash [&] Go – cartes de téléphone prépayées), l’ingénierie (Imatec pour la construction de machines et DSK Systems dans le développement de logiciels et de systèmes informatiques) et plus accessoirement l’imprimerie (Nova­print), sont donc toutes dispensées de présenter des comptes. On ne saura donc pas ce que pèsent les activités qui ne sont pas directement liées à l’industrie de la cigarette dans l’ensemble du grou­pe, ni d’ailleurs la répartition géo­graphique du chiffre d’affaires d’une grosse PME que l’on sait très ou­verte sur les marchés internationaux.

Vis-à-vis des tiers, notamment des ban­quiers, la maison mère garantit les engagements des filiales. Alors, que demander de plus ? Le groupe Lande­wyck ne présente pas non plus de répartition de son chiffre d’affaires par marché géographique, car il estime « que la publication d’une telle information pourrait lui porter sérieusement préjudice », relèvent les rapports annuels 2006 et 2007. 

Consé­quence de l’obsession de la concurrence chez les majors du tabac dans une industrie en pleine recomposition, qui peine à imposer ses marques dans un environnement de plus en plus hostile aux fumeurs (limitation de la publicité et interdiction de fumer dans les lieux publics). Pour rester indépendants, restons cachés, semble être la devise d’un groupe familial qui a encore gardé toute sa cohésion. Un pied de nez à toutes ces grandes familles d’industriels qui en Europe, notamment en France et en Italie, s’entredéchirent autour d’un héritage. Dans une vidéo de présentation, Landewyck Group invoque précisément cette « cohésion du clan familial », qui lui a permis de se développer sans devoir faire appel à des investisseurs étrangers ou, pire encore, passer sous leur coupe. L’argent gagné est réinjecté le plus souvent dans l’outil de production.

En 2003, lors de la restructuration du groupe, la branche d’activité « production » avait été prudemment valorisée à plus de 80 millions d’euros. Ce chiffre ne prenait pas en considération certains actifs, comme par exemple le patrimoine foncier à Hollerich, qui vaut de l’or. D’autres entreprises industrielles luxembourgeoises sont dans cette situation, avec des trésors de guerre colossaux dormant dans leurs livres comptables. Les prédateurs immobiliers sont à l’affût. Se passer de publier les rapports au­di­tés des filiales présente aussi un avan­tage pécuniaire non négligeable pour une entreprise de la taille de celle de la PME du tabac. Ça fait des frais généraux en moins, fait-on ainsi remarquer de façon très pragmatique. D’ailleurs Lande­wyck n’est pas le seul groupe à être dans cette situation au Luxem­bourg : Dans la distribution automobile, Ro­den­bourg use de cette faculté dérogatoire de la loi de 2002. MPK (groupe Valera) le fait aussi dans la distribution de la presse. Au palmarès de la gouvernance d’entreprise, on peut difficilement faire pire.

Difficile donc d’y voir très clair dans les bilans publics de Landewyck, ce qui ne gêne nullement les dirigeants du groupe qui jugent, compte tenu du caractère encore familial de leur structure, n’avoir de comptes à rendre à personne, pas même à leurs salariés. Le chiffre d’affaires 2007 du fabricant de tabac s’est établi à 1 562 188 181,47 euros, en baisse de 0,87 pour cent par rapport à l’année 2006, laquelle avait déjà été marquée par un exercice plutôt difficile, à en juger par la chute de plus de huit pour cent du chiffre d’affaires. Cela dit, le chiffre d’affaires du cigarettier luxembourgeois ne serait pas un bon indicateur de la santé de ses affaires, dans la mesure (et c’est le cas en Belgique et en Allemagne également) où ce poste tient également compte des accises, donc des montants encaissés par l’État.

Précisons que les accises et les taxes correspondent à plus de la moitié du prix des cigarettes. Le minima des accises au Luxembourg s’élève actuellement à 57 pour cent du prix de vente d’un paquet dit populaire (25 cigarettes) à quatre euros, dont 2,28 euros de charge fiscale. Si la proposition de la Commission européenne, qui devrait alourdir davantage la fiscalité des produits du tabac d’ici six ans, devait passer en l’état – ce à quoi les autorités luxembourgeoises s’opposent encore –, la part qui percevrait le fisc luxembourgeois sur la base d’un prix du paquet à 4,375 euros à compter du 1er janvier 2010, passerait à 2,49 euros. En 2014, selon les calculs délivrés par le ministère des finances à la mi-juillet, la charge fiscale serait de 4,35 euros pour un paquet à 6,50.

Voilà pour les cigarettes. Le tabac de fine coupe serait également frappé par la mesure. Actuellement à 36 euros du kilo, la charge fiscale pourrait doubler et passer à 71,20 euros à l’horizon du 1er janvier 2014 si la réforme voulue par la Commission européenne devait être adoptée sans aucun compromis.

Plus que sur un chiffre d’affaires, c’est sur les volumes de marchandises écoulés que se mesure la prospérité des industriels du tabac. Peu d’indicateurs sont donnés dans le rapport de gestion de Landewyck, si ce n’est que les « consommations de marchandises, de matières premières et consommables (bandelettes comprises) ont aug­menté de 15 978 382,45 euros (+1,1 pour cent) » en 2007, alors qu’elles avaient flanché de près de dix pour cent un an plus tôt. Le niveau des bénéfices engrangés l’année dernière par le groupe laisse d’ailleurs transparaître une certaine aisance financière : le résultat net a augmenté de 2,6 pour cent en 2007 à plus de 23 millions d’euros alors qu’il avait flanché de près de 31 pour cent en 2006 à 22,5 millions d’euros.

Le patron de l’entreprise, Charles Krombach s’est sobrement contenté dans le rapport 2007 d’assurer que les affaires allaient bien, comme s’il en éprouvait un certain malaise à le dire. Dans le rapport de gestion qu’il a signé le 5 juin dernier avant de le soumettre à son auditeur Pricewater­houseCooper’s, il note ainsi que « la situation financière du groupe continue à être appréciée comme étant bonne », avec des capitaux propres couvrant plus de 47 pour cent de la somme de bilan, la quasi-totalité de l’actif immobilisé et près de 68 pour cent du montant total des stocks. L’année 2008 ne se présente pas trop mal non plus. Le chiffre d’affaires devrait s’afficher au même niveau qu’en 2007, en tenant compte, là encore, des augmentations de prix (30 cents environ par paquet) intervenues en février 2008. Il faut d’ailleurs s’attendre à des augmentations similaires au début de l’année prochaine.  

La publication des bilans 2005, 2006 et 2007 n’est pas une panacée pour une société qui s’est longtemps barricadée dans le silence radio et qui continue à faire le minimum syndical du point de vue de ses comptes financiers, avec des dirigeants qui ne veulent pas faire parler d’eux. Un peu comme la famille Michelin en France, qui avait le culte de la discrétion dans ses gênes, les héritiers des fondateurs de la Manufacture des tabacs n’aiment pas communiquer sur la marche de leurs affaires. La reprise de 100 pour cent du capital du fabricant de tabac belge Torrekens en 2007, qui a offert une sixième usine au groupe, n’a fait l’objet d’aucune information à la presse. Les dirigeants n’évoquent pas davantage les avancées de la diversification de l’entreprise dans l’ingénierie, par exemple.

Pourtant, les filiales Imatec ou DSK, qui avaient à l’origine servi les intérêts des activités dans la branche du tabac, se sont émancipées de cette tutelle, développant un modèle d’affaires qui n’a plus de grands liens avec le core business du cigarettier.  

Landewyck Group a toutefois donné de signes d’ouverture et ses dirigeants refusent rarement les demandes d’entretien avec les journalistes, en faisant de leur mieux pour communiquer ce qui peut l’être. La réalisation d’une vidéo corporate est un signe d’évolution. Le relookage total de son site Inter­net, annoncé pour la rentrée de septembre, en est un autre. Ce qui n’est pas un luxe d’ailleurs. L’an­cien site de l’entreprise s’était figé pour l’essentiel sur l’année 2000, du moins pour les chiffres de la production : sept milliards de cigarettes/an à cette époque, contre huit milliards en 2005 et au­jourd’hui un chiffre qui doit tourner autour des 8,5 milliards d’unités, ce à quoi s’ajoutent les 9 000 tonnes de tabac de coupe fine (de quoi rouler neuf milliards de cigarettes « du pauvre ») et 2,5 milliards de « tubes ». C’est peu comparé aux quelques 130 milliards de cigarettes qui sont grillées chaque années rien qu’en Allemagne, le premier marché européen du tabac. Sans en faire l’étalage, Landewyck Group a tout de même réussi à devenir en quelques années l’un des premiers producteurs de tabac à confectionner en Europe, avec une part de marché proche des quinze pour cent. Sur ce créneau, le géant franco-espagnol Altadis, avant son intégration dans Imperial Tobacco, en avait 23 pour cent. 

Véronique Poujol
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