Étudier la Shoah au Luxembourg : Un travail de bénédictin ?

d'Lëtzebuerger Land vom 02.08.2024

Un travail de bénédictin : qui exige beaucoup de patience et de soins (Le Robert)

Je viens de terminer la lecture de la thèse de doctorat de Blandine Landau, intitulée « À la recherche des Juifs spoliés : Pillages et ‘Aryanisation’ au Luxembourg pendant la Seconde Guerre Mondiale », soutenue avec succès le 25 mars 2024 au C2DH de l’Université du Luxembourg en co-tutelle avec l’EHESS de Paris.

Ce sont 764 pages avec plus de 1 700 notes de bas de page et des annexes d’une soixantaine de pages, donc une somme de travail impressionnante qui s’est étendue sur cinq ans, de 2019 à 2024.

Comment étudier la Shoah aujourd’hui, après tant d’études ? C’est la micro-histoire qui fait apparaître la détresse des individus et des familles face au pillage imposé par les nazis. Se plaçant d’emblée dans un mouvement de recherche international, Blandine Landau s’est inspirée de travaux récents sur la Shoah. Ainsi les historiennes françaises Isabelle Backouche et Sarah Gensburger (des professeures qui ont fait partie du jury de sa thèse) ont étudié l’antisémitisme dans la politique du logement et le pillage des biens juifs dans certaines rues de Paris durant la guerre.

La thèse de Madame Landau est faite de deux parties. Dans la première, piquée au vif par l’affirmation de Paul Cerf qu’il n’y avait point de Rothschild parmi les Juifs luxembourgeois, donc pas de grand collectionneur dans le pays, Blandine Landau a défriché le terrain des œuvres d’art. Elle décrit les collectionneurs et les marchands luxembourgeois ou étrangers à Luxembourg dans les années d’avant-guerre. Contrairement à ce qu’avait laissé penser le rapport de la commission d’études de 2009, il y avait bien en 1940 des familles juives riches à Luxembourg qui possédaient des tableaux et des objets d’art. Ceux-ci ont été saisis par les nazis et ont fait l’objet d’un commerce juteux dont ont profité des acteurs allemands, évidemment, mais aussi luxembourgeois. Reconstituer les cheminements des œuvres saisies pendant et après la guerre reste fastidieux aujourd’hui, et l’a été particulièrement pour les familles qui ont essayé de récupérer leurs biens après la guerre.

La seconde partie de la thèse étudie comment les nazis ont accaparé les logements et mobiliers des familles juives, dont celle de Paul Cerf, habitant les rues de l’Alzette, du Brill et des Boers à Esch-sur-Alzette. La chercheuse a essayé de saisir qui a profité des saisies de biens immobiliers dans cette zone. Parmi les profiteurs institutionnels, il y a les autorités allemandes mais aussi vingt communes luxembourgeoises. Quant aux individus, il y en eut qui profitaient directement en reprenant gratuitement ou à vil prix les logements, le mobilier et les marchandises, d’autres qui participaient aux opérations de la dépossession comme gestionnaires, déménageurs et autres artisans et commerçants.

Cette recherche a été un travail de bénédictin. L’expression implique les efforts pour dénicher les sources, les réticences à surmonter pour y accéder, le dépit à avaler devant tant de portes fermées. Elle rappelle les documents mal conservés, les inventaires inexistants, les bureaucraties soupçonneuses. La commission d’études des spoliations en avait déjà fait l’expérience. Elle avait mis huit ans (2001-2009) pour rendre son rapport dont deux années consacrées à restaurer les dossiers des dommages de guerre.

Au cours de sa lecture, le lecteur s’étonne des remarques de l’auteure qui se plaint de n’avoir pas eu accès à telle ou telle source. Son étonnement croît quand il arrive à l’épilogue intitulé « Réflexions sur les conditions d’exécution d’un ‘travail de bénédictin’ » où elle écrit : « […] nous n’avions pas anticipé l’ampleur que prendraient les problématiques liées à l’accès aux sources jusqu’à la fin de la thèse, en particulier celles conservées dans des institutions publiques. »

L’étonnement du lecteur est d’autant plus fort quand il sait que cette thèse est un rejeton de la politique officielle de l’État grand-ducal en matière de mémoire de la Shoah.

D’abord, la décision de commander une recherche scientifique sur la Shoah à Luxembourg découle d’une convention que la Fondation pour la Mémoire de la Shoah a signée le 25 mars 2019 avec l’Université du Luxembourg pour rédiger une thèse de doctorat consacrée à l’histoire de la spoliation des biens juifs au Grand-Duché de Luxembourg entre les années 1930 et 1950.

Ensuite, l’accord du 21 janvier 2021 de l’État avec le Consistoire israélite est venu conforter cette démarche en intégrant explicitement la recherche sur la Shoah dans sa lutte contre l’antisémitisme. La recherche universitaire indépendante, la recherche de provenance d’œuvres d’art, l’accès aux dossiers afférents des Archives nationales y figurent explicitement.

On peut ajouter que depuis la création du C2DH (Center for contemporary and digital history) en 2015 le mouvement de recherche sur la Shoah a pris de l’ampleur. Le mémorial de la Shoah en construction au C2DH, piloté par Denis Scuto et Yannick Frantz, avec l’aide d’une vingtaine de chercheurs indépendants (memorialshoah.lu) y contribue en se concentrant sur les destins d’individus et de familles.

Par ailleurs, dans le cadre de l’accord de 2021, plusieurs doctorants et postdoctorants s’activent sur des sujets qui n’ont pas été pas abordés dans le rapport de 2009. Benoît Majerus et Linda Graul étudient les spoliations bancaires. Le projet Provilux, confié à Yasmina Zian et Anna Jagos, recherche la provenance des œuvres d’art au Musée d’histoire et d’art et à la Villa Vauban. Marc-Adam Kolakowski travaille sur le pillage des livres. Le récent numéro de la Revue d’Histoire de la Shoah (n° 219, mars 202) sur le Luxembourg apporte des synthèses intéressantes d’autres recherches terminées ou en cours.

Les sources de la micro-histoire, ce sont des sources primaires qui sont sauvegardées dans des archives publiques ou dans les familles elles-mêmes. Or, depuis la loi sur l’archivage de 2018, le débat fait rage sur les délais et les modalités qu’elle impose aux historiens pour consulter ces archives, à tel point que le nouveau ministre de la Culture a lancé une consultation publique pour la modifier.

Dans le cas de la recherche de Blandine Landau, on aurait pu penser que le fait d’être commise officiellement pour un objectif d’utilité publique faciliterait la tâche à la chercheuse. On a l’impression que c’est plutôt le contraire. Vincent Artuso l’avait déjà fait remarquer en 2015 pour sa recherche sur la Commission administrative. D’autres chercheurs comme Denis Scuto et Benoît Majerus ont évoqué les mêmes problèmes. Quant aux difficultés pour accéder aux archives d’institutions publiques autres que les ANLux, elles ne s’expliquent pas.

Madame Landau énumère pas moins de sept archives inaccessibles dans des institutions publiques, dont des communes. Elle donne l’exemple de l’administration du Cadastre aux archives de laquelle elle n’a pas eu accès. Les dossiers de dommages de guerre sont largement inaccessibles aux chercheurs, probablement pour un siècle, pour des raisons fiscales. La chercheuse n’a pas eu accès au Fonds Paul Cerf au Centre national de littérature. De même aucun accès aux archives du Musée d’Histoire et d’Art pour l’étude sur les provenances.

Sans doute les archivistes responsables – s’il y en a – appliquent des règles déterminées par leur institution pour accéder à leurs archives, à moins qu’il manque tout simplement un inventaire.

À lire les observations de la chercheuse, on se demande à quoi sert la loi de 2018 sur l’archivage. Elle a certainement rendu l’accès aux archives plus difficile pour les historiens. L’empire de la protection des données personnelles s’étend très loin dans le passé. En outre, la loi ne semble pas concerner certaines administrations et institutions qui gèrent pourtant aussi des archives publiques. Faut-il en conclure que les administrations publiques qui ne sont pas exceptées nommément par la loi ne se sentent pas concernées par cette loi et qu’elles gèrent leurs archives comme bon leur semble ?

L’expérience ainsi décrite sur l’accès aux archives publiques du Luxembourg aujourd’hui est consternante. À quoi sert-il de conclure des accords pour pousser à la recherche sur un des sujets les plus douloureux de notre histoire quand les institutions et administrations ne suivent pas ?

On aimerait que l’État ait plus de suite dans les idées. Pour construire la mémoire du pays en y engageant des gens intelligents et responsables, il faut qu’il cesse de se méfier d’eux par une politique néfaste de l’archivage public.

Dans un État moderne, c’est la confiance et la transparence qui devraient mener à un large accès intelligemment réglé aux archives publiques.

Droit de réponse à cet article, démandé par les AN-Lux, le CNL et le MNAHA, publié dans le Land du 30 août 2024 :

Par la présente, les Archives nationales (ANLux), le Centre national de littérature (CNL) et le Musée national d’archéologie, d’histoire et d’art (MNAHA) souhaitent répondre à l’article « Étudier la Shoah au Luxembourg : un travail de bénédictin ?» de Monsieur Ben Fayot publié dans le Lëtzebuerger Land le 2 août 2024.

L’auteur commente la thèse de doctorat de Madame Blandine Landau, non encore publiée et intitulée « À la recherche des Juifs spoliés : Pillages et ‘aryanisation’ au Luxembourg pendant la Seconde Guerre mondiale », pour relayer l’alerte de l’autrice sur les « problématiques liées à l’accès aux sources […] en particulier celles conservées dans des institutions publiques ». Monsieur Fayot non seulement s’interroge sur l’utilité de la loi du 17 août 2018 relative à l’archivage mais en vient surtout à se demander si certaines administrations ne « gèrent » pas « leurs archives comme bon leur semble », insinuant que l’accès à de nombreuses sources serait rendu impossible en raison de « bureaucraties soupçonneuses » ou d’« inventaires inexistants ».

Sans préjuger de ce qui figure dans cette thèse dont aucune copie n’a jusqu’ici été remise aux trois instituts malgré plusieurs demandes, ceux-ci réprouvent le niveau de mésinformation dont le Lëtzebuerger Land s’est fait l’écho en publiant le « feuilleton » de Monsieur Fayot.

D’abord, il est utile de rappeler que toute communication d’archives est régie par les dispositions de la loi du 17 août 2018 relative à l’archivage. Bien que les archives publiques soient librement communicables à toute personne, certaines archives publiques sont protégées par des délais de communication en raison de la présence d’intérêts et de droits à protéger (e.a. protection des données personnelles). Afin de permettre la consultation de ces archives publiques non librement communicables, le chercheur peut introduire une demande d’autorisation de communication (dérogation).

• Afin de faciliter l’accès à ces archives, les ANLux agissent comme facilitateur entre les chercheurs et les producteurs d’archives publiques en essayant de concilier les exigences prévues par la loi sur l’archivage et la nécessité d’accéder aux archives. In fine, l’autorisation de consultation s’appuie sur la décision des producteurs d’archives publiques. À noter que ce projet de recherche qui s’inscrit dans le cadre de l’accord de l’État avec la communauté juive a été pleinement soutenu par les différents producteurs d’archives publiques concernés.

• Au MNAHA, les demandes adressées par Madame Landau ont uniquement porté sur des archives publiques de l’administration du musée dont l’inventaire a pu être consulté par la chercheuse. L’ensemble des documents dont elle a demandé la consultation a pu lui être fourni. Le musée a partagé avec Madame Landau l’ensemble des données dont il dispose lui-même. Le MNAHA poursuit depuis 2018 une politique volontariste d’inventorisation, de classement et de numérisation de ses fonds d’archives qui est toujours en cours à l’heure actuelle. Le MNAHA conteste donc formellement l’affirmation erronée de Monsieur Fayot que le musée n’aurait donné « aucun accès aux archives ». Néanmoins, à plusieurs reprises, Madame Landau a été renvoyée vers d’autres institutions après avoir demandé des documents externes non conservés au MNAHA et auquel le musée, en toute logique, ne peut pas donner accès puisqu’il ne les possède pas.

• Contrairement à ce que suggère l’article de Monsieur Fayot, toutes les archives conservées dans des institutions publiques ne constituent pas automatiquement des archives publiques. Le CNL conserve ainsi de manière presque exclusive des archives privées, c’est-à-dire des archives produites et déposées par des personnes privées. Conformément à la loi susmentionnée, les modalités d’accès aux archives privées sont régies par le contrat liant l’institut culturel au déposant. Cette loi prévoit par ailleurs que l’institut conservant de telles archives est responsable du traitement des données à caractère personnel touchant l’ensemble des personnes mentionnées dans les documents concernés : les auteurs de textes, mais aussi, par exemple, des tiers mentionnés dans des lettres privées, dont la consultation ne peut par conséquent être intégralement réglée par le seul contrat. Le CNL ne peut par ailleurs pas accorder d’autorisation de communication pour des photocopies de documents dont la provenance est incertaine et ne peut alors que renvoyer les chercheurs aux administrations susceptibles de détenir les originaux de ces pièces.

En conclusion, les trois instituts culturels de l’État tiennent à rappeler qu’ils traitent chaque demande d’accès aux archives de manière consciencieuse, conciliant leurs obligations légales, la volonté des ayants droit et les intérêts de la recherche scientifique. Eux-mêmes, précieux leviers de la recherche et soucieux de la prestation générale de travaux intègres, doivent à leur tour observer la loi et demander des autorisations, voire renoncer à certaines recherches lorsqu’une consultation est refusée par les ayants droits.

Sachant que l’accessibilité et la mise en valeur des fonds d’archives sont la mission incontestée de toute institution patrimoniale conservant des archives, les trois instituts signataires saluent l’initiative du ministère de la Culture de réviser la loi sur l’archivage afin de clarifier et de simplifier la communicabilité des archives tout en respectant les différentes dispositions légales en cause.

Enfin, qu’il soit permis de faire observer que les recherches récentes publiées ou en cours sur la spoliation des biens ayant appartenu à des personnes de confession juive au Luxembourg ont clairement montré que les sources nationales doivent nécessairement être mises en perspective et en relation avec des archives de l’administration nazie ou des institutions alliées de l’après-guerre conservées dans des centres d’archives à l’étranger. Les Archives nationales (ANLux), le Centre national de littérature (CNL) et le Musée national d’archéologie, d’histoire et d’art (MNAHA)

Prise de position de Ben Fayot

Je prends acte de la réponse de trois institutions à mon article qui reprenait les critiques de Madame Landau quant à l’accès aux sources dans sept archives. Sur le fond, je n’ai pas l’impression que ses remarques critiques sur l’accès aux sources aient été formulées à la légère ou pour blesser qui que ce soit, cela d’autant plus qu’elles l’ont été après quatre années de recherches intenses. Ce n’est d’ailleurs pas la première fois que de telles remarques sont formulées par des historiens depuis la loi de 2018.

Pour ma part, je ne doute pas de la bonne foi des institutions concernées, chargées de mettre en œuvre une loi très restrictive. Elles contribueront sans doute à revoir la loi sur l’archivage dans un sens moins restrictif dans un avenir proche. Ben Fayot

 

Cet article est corrigé par rapport à la version parue dans le journal le 2 août 2024, où Linda Graul est appelée Nina et Marc-Adam Kolakowski est appelé Marc-Antoine.
Ben Fayot
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