Renverser des statues, débaptiser des rues : des actes d’un salutaire rejet ou d’un fallacieux exorcisme ?

Face au passé

d'Lëtzebuerger Land vom 04.02.2022

Telles rues, tels lieux plus largement, portent dans les noms leur qualité, leur caractère. Les choses se compliquent quand il s’y trouve les noms de personnes, et il serait hasardeux de conclure par exemple à une musicalité particulière là où les compositeurs, voire les interprètes, sont nombreux. Ainsi, dans le quartier de Gasperich, c’est tout au plus l’histoire de l’opéra que le piéton est amené à parcourir, de Gluck à Rossini, et de même à connaître des chefs comme Henri Pensis et Louis de Froment. Le voici débouchant au croisement quasi bayreuthien des rues Franz Liszt et Richard Wagner.

Pareilles constellations ne sont pas rares, pour combien de temps ? Car il est des noms soumis aujourd’hui à un examen inexorable, cancel culture oblige. En Allemagne surtout, les débats font rage, des commissions sont créées dans bon nombre de villes : 45 noms de rues y sont soumis à Munich, une centaine à Berlin, plus de mille même à Fribourg, auscultés, examinés pour racisme, antisémitisme, crimes coloniaux ou autres. Wagner y figure toujours, en bonne compagnie d’ailleurs, de Martin Luther. Et cela déborde, à Kassel, la Documenta du collectif indonésien ruangrupa est accusée d’antisémitisme avant son ouverture.

Que Wagner, en bon ou mauvais personnage du 19e siècle, n’ait pas porté le judaïsme (à commencer par Meyerbeer) dans son cœur, les écrits en témoignent, irréfutables. Quant aux opéras, personne ne peut nier non plus des occurrences plus que douteuses, les Loge, Mime, dans le Ring, pour Gustav Mahler le second s’avérait « die genialste Persiflage eines Juden », Beckmesser, dans les Meistersinger. Cela n’a pas empêché le compositeur et chef viennois de les avoir au programme de la Staatsoper, de dire son admiration de Wagner. Et Barrie Kosky, Australien juif actuellement à la tête de la Komische Oper Berlin, d’aller jusqu’à qualifier de provocation dilettante l’idée de débaptiser la place Richard-Wagner près de l’institution concurrente de Charlottenburg. Lui procède tout autrement, il interroge, il interpelle les œuvres de Wagner, met à nu son antisémitisme, transforme dans sa mise en scène des Meistersinger à Bayreuth la villa Wahnfried en salle de tribunal des procès de Nuremberg. Et après avoir protesté vivement : « Mir soll kein Nicht-Jude mehr sagen, was antisemitisch ist », de renchérir : « Wir haben im 20. Jahrhundert genug von deutschen Listen gesehen ».

On connaît depuis longtemps les efforts de Daniel Barenboim de jouer du Wagner en Israël où il était banni, quasiment interdit. Il ne semble guère y avoir de réponse définitive valable au fait de relier une œuvre musicale ou autre définitivement à son auteur (à moins qu’elle ne le soit ouvertement) ; d’autre part, il semble naïf d’exiger d’un créateur culturel d’être un meilleur homme, drôle d’aveu ou d’hommage du commun des mortels qui est le même face à des sportifs, ils devraient être exemplaires à tous points de vue.

Les monuments mis à bas, les rues débaptisées, c’est usuel en temps de révolution, de changement brutal de régime ; un passé honni est de la sorte aboli. Il en va autrement dans une perspective historique. Face au passé, qui n’est pas un étalage où l’on peut choisir, il faut faire face. Pareille volonté ou tentation de l’effacer tient de la pensée magique, il est vrai très répandue. À Bayreuth, la statue de Wagner par Breker (eh oui) est entourée ces dernières années de panneaux rappelant les nombreux acteurs du festival juifs morts ou exilés à partir de 1933. À côté d’une plaque de rue, d’une statue, le contexte doit être communiqué, et on peut faire plus. Mahnmal plutôt que Denkmal. À Leipzig, derrière le monument de Wagner, sa figuration par Balkenhol, il s’impose à notre esprit comme une grand ombre menaçante.

Yasmina Reza a peut-être écrit le meilleur livre des deux dernières années, relatant le voyage d’une famille juive à Auschwitz : Serge, livre décapant, de la façon la plus salubre sur le devoir de mémoire. Un chef d’œuvre de littérature. Dans un entretien pour la sortie de la traduction allemande, après que l’autrice eut mentionné Primo Levi, le journaliste cite l’auteur italien : « Es ist geschehen und folglich kann es wieder geschehen ».

Lucien Kayser
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