Don’t hate the player

d'Lëtzebuerger Land du 20.10.2023

Au moins une chose était prévisible en amont du dimanche électoral : Les prévisions concoctées par Ilres et Kantar Public allaient (de nouveau) être à côté de la plaque. Et en effet, la Sonndesfro de septembre avait drastiquement sous-estimé la faiblesse verte et surestimé la force pirate. (Tommy Klein a fait l’erreur de croire en ces propres projections, et finit naufragé.) Les sondages ne sont pas une simple représentation de l’opinion publique, « sie schaffen erst die Wirklichkeit , die sie zu messen vorgeben », rappelle Fernand Fehlen dans le dernier numéro de Forum. Dan Kersch ne disait pas autre chose ce samedi sur RTL-Radio : « Lo kënnt ee soen, dat ass u sech egal, wann RTL an d’Wort wëlle Suen ausgi fir déi sënnlos Ëmfro. Mee et ass net egal ! » Selon le bientôt ex-député, ce seraient les sondages de ces dernières années qui auraient fait apparaître le CSV et son Spëtzekandidat comme « les grands vainqueurs » au soir des élections, alors que leur score ne s’était en fait que stabilisé à un niveau « historiquement bas ».

La Sonndesfro a été publiée une première fois en 2003 par le Tageblatt. En 2017, elle fut reprise par RTL et le Wort. Le « content director » de RTL, Steve Schmit, la défend comme « un outil de la toolbox démocratique ». Or, la Sonndesfro ne livre pas seulement les pourcentages, elle s’aventure également à en déduire une répartition des sièges. Cela permet à RTL et au Wort de faire du « storytelling » à gogo. Un exercice de fiction, étant donné le système électoral luxembourgeois, avec sa loterie des Reschtsëtz (quatorze, en 2023), ses petites circonscriptions et son panachage. C’est à quelques dizaines d’électeurs près que le LSAP a loupé un siège dans la circo Nord. Le mode de scrutin s’accorde mal avec les sondages. Don’t hate the player, hate the game.

« Alle paar Jahre nach den Wahlen gibt es die gleiche Debatte über tatsächliche und vermeintliche Ungerechtigkeiten des Luxemburger Wahlsystems. Und jedes Mal passiert dasselbe, nämlich nichts », notait le politologue Michel Dormal en 2018 dans le Land. Une autre prévision qui s’est avérée. Ces derniers jours, le socialiste Franz Fayot a dénoncé « l’absurdité » du système électoral, tandis que Francine Closener a promis que le LSAP présentera « une alternative plus juste ». Or, si le système électoral est resté quasi-inchangé depuis 1919, c’est qu’il arrange ceux qui pourraient le changer. Il a été conçu par les notables du XIXe pour les notables du XXe siècle.

Dans les actes du colloque « Cent ans de suffrage universel » (2019), Ben Fayot regrette que le panachage place les partis politiques « en position d’infériorité » par rapport aux personnalités, notamment les matadors locaux, « automatiquement candidats s’ils le désirent ». L’historien (et ancien député LSAP) rappelle que les catholiques et les socialistes étaient initialement opposés au panachage : « Les candidats qui auront toute chance d’être élus sont ceux qui passent peut-être le plus par les cabarets », avertissait ainsi Jos Thorn en 1919 à la Chambre. Le député socialiste disait « aimer mieux la responsabilité des grands partis organisés que les petites mesquineries des individus ». Mais le Conseil d’État (encore lui) s’opposa à l’interdiction du panachage, laquelle méconnaîtrait « le caractère luxembourgeois ».

La division en quatre circonscriptions par contre, c’est la faute à la gauche. Comme l’a retracé Michel Dormal, les socialistes avaient soulevé cette revendication, en dernière minute et à la grande surprise, le 27 mars 1919. Un cas affiché de gerrymandering : « Nous n’entendons pas qu’on accole les cantons agricoles au canton d’Esch (…) et que vous renforciez dans cette enceinte, au détriment de la population industrielle, l’influence de la population agricole ». Les socialistes pensaient protéger leurs fiefs, et finirent par se tirer une balle dans le pied. Car, en fin de compte, le partage par quatre cimentera l’hégémonie des conservateurs dans les circos Nord et Est. (Paulette Lenert n’a pas réussi à briser cette logique ; même s’il ne lui manquait que quelques centaines d’électeurs.) En octobre 2023, le LSAP a de nouveau payé le mauvais calcul des camarades de 1919.

Bernard Thomas
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