Le Covid-19 en Afrique : leçons de l’épidémie d’Ebola en 2014

Effets potentiellement dévastateurs

d'Lëtzebuerger Land du 10.07.2020

Après le Sida et l’Ebola, l’Afrique se voit à nouveau frappée par un virus se propageant rapidement. Le Covid-19 atteint en particulier des pays ayant connu une croissance soutenue ces dernières années. Le Ghana et le Cameroun, deux des États les plus touchés par le virus (plus de 6 000 cas recensés) ont connu les taux de croissance économique les plus élevés du continent en 2019 (6,3 pour cent et 4,1 pour cent). Compte tenu la crise du Covid-19, la Banque Mondiale a mis en évidence que les remises migratoires (envois de fonds faites par les migrants) devraient diminuer de vingt pour cent au cours de l’année 2020. Ces envois sont l’une des principales sources de financement extérieur et sont quatre fois plus élevés que le montant de l’aide publique au développement. L’économiste en chef du World Food Program (WFP), Arif Husain, averti également qu’en 2020 les personnes touchées par l’insécurité alimentaire devraient doubler par rapport à 2019, passant de 135 à 265 millions.

L’expérience de l’épidémie d’Ebola en Sierra Leone (le pays le plus touché) et sa relative bonne gestion pourraient permettre de tirer des enseignements quant à la gestion de la pandémie du Covid-19, qui menace le développement à moyen et long terme du continent africain. Durant cette période de propagation du virus, l’intervention des institutions internationales a joué un rôle majeur, en permettant de contenir géographiquement la maladie. Malgré tout, une baisse significative du revenu par habitant n’a pu être évitée.

Les effets de l’épidémie d’Ebola en Sierra Leone

Le virus Ebola prend son nom du fleuve Ebola, situé en République démocratique du Congo, où la maladie est apparue pour la première fois en 1976. L’épidémie de 2014, en Afrique de l’Ouest, a été la plus importante et la plus complexe jamais enregistrée sur le continent. Les pays les plus touchés étaient la Guinée, le Libéria et la Sierra Leone (cf. figure 1). Le premier cas d’Ebola a été signalé en Guinée en décembre 2013 et l’épidémie a duré deux ans. Sur près de 29 000 cas, près de la moitié a été observé en Sierra Leone, avec près de 4 000 décès (sur un total de plus de 11 000). L’état d’urgence prit fin en novembre 2015, mais l’épidémie eut de graves conséquences humanitaires et économiques. Sur la figure 2, on observe une récession très sévère en 2015 avec une baisse du revenu par habitant de plus de 21 pour cent et une stabilisation ultérieure, mais à des niveaux inférieurs.

Dans les pays en développement, l’apparition de maladies infectieuses entraine des effets négatifs, directs et indirects, surtout sur les familles à faibles revenus. Les effets directs sont liés aux dépenses médicales, tandis que les effets indirects occasionneront perte de revenus et de productivité1. Dans ces pays sans couverture sanitaire universelle, les dépenses en soins médicaux se substituent aux autres dépenses, parfois essentielles. Arndt (2006)2 et Arndt & Wobst (2004)3 soutiennent que si les ressources des ménages sont détournées vers les dépenses de santé, l’éducation et la nutrition en sont affectées. Cela diminuera, à long terme, les perspectives de croissance économique et de développement. Ces contraintes de revenus creusent encore la disparité entre les familles les plus riches, ayant les moyens économiques et financiers de prendre en charge les soins médicaux, et les familles les moins favorisées tombant dans la pauvreté pour consacrer toute leur capacité économique aux dépenses de santé (le canal de transmission de l’inégalité des revenus est par exemple décrit par
Theodore, 20014).

Estimation des effets économiques d’Ebola en Sierra Leone

Au printemps 2015, le World Food Program et le Food Security Working Group ont réalisé une enquête renseignant sur la sécurité alimentaire et la vulnérabilité des familles en Sierra Leone. Les données ont été collectées au moment de la mise en œuvre, dans le pays, d’une politique de quarantaine (« stay at home »).

Dans tout le pays, les communautés villageoises ont été divisées en deux groupes : les communautés infectées et celles non infectées par le virus. Trente pour cent de l’échantillon était composé de familles touchées par l’Ebola (780) et 70 pour cent (1 800) de familles non touchées. Des entretiens ont permis d’évaluer l’impact du virus en comparant la situation immédiate par rapport à celle de l’année précédente. Les questions concernaient différentes variables telles que l’emploi dans l’agriculture (la culture du riz en particulier), le salaire et la sécurité alimentaire.

Les figures 3 et 4 mettent en évidence les effets généralisés de la maladie sur le revenu et la production de riz, qui est un indicateur important de la sécurité alimentaire. Entre 2014 et 2015, on observe une baisse des salaires et des récoltes de riz, uniformément dans toutes les régions du pays. Les données individuelles de l’enquête permettent également de déterminer si l’effet négatif généralisé a été uniformément réparti dans la population étudiée ou s’il a pu impacter davantage les ménages infectés par le virus. L’objectif de l’analyse est d’évaluer quelles variables économiques ont eu un impact accru pour les familles affectées.

Les résultats montrent que la maladie d’Ebola a provoqué une diminution sensiblement plus importante des ressources disponibles pour les familles touchées, c’est-à-dire une réduction de leur capacité à générer des revenus. Pour les autres variables relatives à l’investissement ou à la sécurité alimentaire, l’impact n’est pas foncièrement différent comparé aux communautés non affectées. Les différences entre les familles des deux groupes ne sont pas significatives et peuvent même être en faveur des ménages affectés par l’Ebola. Cela peut provenir d’un effet de spillover entre les deux groupes qui sont parfois situées dans le même village et/ou de l’intervention d’organisations gouvernementales et non-gouvernementales, lesquelles sont parvenues à atténuer l’effet négatif sur les besoins immédiats.

En d’autres termes, bien que l’aide puisse annuler les pires effets sur les ménages touchés, elle ne peut pas effacer l’effet dévastateur sur les ressources humaines ni réduire la capacité de croissance à plus long terme.

L’intervention en Sierra Leone contre le virus Ebola peut être évaluée positivement pour avoir limité l’effet discriminatoire entre les familles des deux groupes étudiées. Il persiste néanmoins une réduction significative des ressources économiques (ainsi que des ressources humaines) pour les familles touchées par l’épidémie. Cette réduction aura des répercussions négatives sur les perspectives de croissance à moyen et long terme. Cette considération devrait nous faire réfléchir sur les effets dévastateurs que l’épidémie de Covid-19 pourrait avoir sur le continent africain et sur d’autres pays en développement.

Quelles propositions avancer au niveau international ?

La pandémie de Covid-19 pourrait freiner la croissance amorcée ces dernières années dans certaines parties de l’Afrique. Le développement économique pourrait souffrir d’un revers à long terme, l’épidémie tendant à réduire considérablement les ressources humaines et les revenus. L’exemple de l’Ebola développé ici pourrait donner des pistes d’intervention quant à la gestion de la crise actuelle du Covid-19. Différents appels internationaux ont été lancés (auprès du FMI notamment), incitant à intervenir auprès des populations touchées dans les pays en développement et les économies émergentes.

Plusieurs de ces appels (dont certaines propositions émanent de Gordon Brown et Joseph Stiglitz pour ne citer qu’eux), font référence aux émissions de droits de tirage spéciaux (DTS) du FMI en faveur de l’Afrique (ce mécanisme est expliqué par Gallagher, Ocampo et Volz de la Brookings Institution). Mais bien d’autres se sont mobilisés pour venir en aide aux pays les plus pauvres.

Le manque de perspectives de croissance pourrait engendrer une poussée migratoire difficile à gérer, tant en Afrique qu’à l’extérieur du continent. Agir au-delà des frontières nationales et européennes est un devoir moral en temps de crise mondiale. Faisant face à une pandémie, ce devoir coïncide également avec la sauvegarde du bien-être national. Le 11 juin 2020, l’OMS a averti sur l’accélération de la pandémie en Afrique où les infections ont passé le cap des 200 000, un doublement des cas en seulement 18 jours.

Joxhe Majlinda est chercheuse postdoctorale au DEM à l‘Université du Luxembourg. Giuseppe De Arcangelis est professeur à l’Université de Rome. Silvia Malatesta travaille pour le World Food Program Italia. Une version de l‘article en italien est disponible ici : www.eticaeconomia.it/covid-19-in-africa-lezioni-dallepidemia-di-ebola-2014/

1 McIntyre, D. ; Thiede, M. ; Dahlgren, G. ; Whitehead, M. (2006) : « What are the economic consequences for households of illness and of paying for health care in low- and middle-income country contexts ? » Soc Sci Med. 62(4) p. 858-865

2 Arndt, Channing (2006) : « HIV/AIDS, human capital, and economic growth prospects for Mozambique ». Journal of Policy Modeling, 28(5), p. 477-489

3 Arndt, Channing et Wobst, Peter (2004) : « HIV/AIDS and Labor Force Upgrading in Tanzania ». World Development, 32, issue 11, p. 1831-1847

4 Theodore, « HIV/AIDS in the Caribbean : economic issues – impact and investment response ». Commission on Macroeconomics and Health Working Paper Series, Paper N° WG1:1, 2001

Giuseppe De Arcangelis, Majlinda Joxhe et Silvia Malatesta
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