Cinéma

Pédagogue-poète

d'Lëtzebuerger Land du 10.07.2020

Parmi les nombreux films dont la sortie en salle a été compromise par le coronavirus figure Monsieur Deligny, vagabond efficace (2020) de Richard Copans. À peine ce titre était-il affiché qu’il était aussitôt retiré de la circulation, à l’instar du malheureux Pinocchio (2020) de Matteo Garrone que l’on avait pu découvrir lors de la dernière édition du Luxembourg City Film Festival. Grâce aux canaux de diffusion domestique cependant, le documentaire de Richard Copans est aujourd’hui disponible sur le site de son distributeur (Shellac) pour la modique somme de quatre euros. Soit un moyen comme un autre de soutenir le secteur cinématographique, durement touché par la crise sanitaire et économique que nous traversons.

Penseur et praticien hétérodoxe de la pédagogie moderne, au même titre que Maria Montessori ou Célestin Freinet, Fernand Deligny (1913-1998) a pour sa part longuement médité sur le langage et son envers – la vacance du langage qu’il observe parmi les enfants autistes. Au principe de ce questionnement, il y a le refus d’une domination sociale de la parole, de la parole qui serait le propre – et donc la propriété – de l’espèce humaine. Celui qui est dépourvu de parole serait par là même privé de pensée et d’humanité. Au contraire, tout le travail de Deligny aura consisté à faire reconnaître une pensée qui ne parle pas, une pensée qui ne s’exprime pas en parole, pour partir en quête d’un langage spatial, non-verbal, archaïque, animal (sans connotation négative), à l’image des enfants autistes dont s’est occupé Fernand Deligny jusqu’à sa mort.

Sa carrière d’éducateur commence presque accidentellement, lorsqu’il intègre en tant qu’instituteur l’hôpital psychiatrique d’Armentières, près de Lille. À cette époque, en 1938, la différence est faible entre l’asile et la prison. Pour des milliers de malades, il n’y a en effet qu’un seul psychiatre et quelques gardiens chargés de veiller à ce que les malades ne s’enfuient pas. Ce sont des lieux d’enfermement dont on ne sort qu’une fois mort. Fort de ce constat, Deligny apporte de l’air et de l’espace au sein de l’institution : il leur fait écouter de la musique, organise des sorties, met en place des ateliers pratiques…

Débute ensuite l’expérience de la Grande Cordée, tentative expérimentale de prise en charge en cure libre d’adolescents délinquants créée à Paris en 1948 avec le soutien d’associations d’éducation populaire et de militants communistes et anarchistes. S’appuyant sur le réseau des auberges de jeunesse, les ados sont envoyés en séjours d’essai aux quatre coins de la France pour s’essayer à un métier. Un déracinement qui vise à modifier en profondeur leurs habitudes. Comme le dit Deligny avec un brin de provocation et de révolte contre les institutions : « Je n’ai l’intention d’éduquer personne, j’ai juste l’intention de créer les circonstances favorables pour qu’ils s’en tirent et pour qu’ils vivent. » Vient alors la longue tentative de Deligny menée auprès d’enfants autistes au sein de la campagne cévenole, dans le village de Monoblet. François Truffaut, qui fut placé en centre d’observation des mineurs de Villejuif en 1948 avant de s’illustrer derrière la caméra, se rapproche de lui pour finir Les Quatre Cents coups (1959). Dix ans plus tard, il prendra à nouveau conseil auprès de Deligny lorsqu’il s’agira de tourner L’enfant sauvage (1970), d’après le rapport de Jean Itard (1774-1838), considéré comme le père de l’éducation spécialisée.

Le réalisateur de ce très beau documentaire, Richard Copans, a lui-même participé à l’aventure cévenole dans les années 1970. Ponctué de témoignages et d’objets utilisés par le pédagogue, il constitue une excellente introduction à l’œuvre de ce pédagogue-poète. Loïc Millot

Monsieur Deligny, vagabond efficace (2020) de Richard Copans est disponible en Vod sur le site de Shellac : https://shellacfilms.com/films/monsieur-deligny-vagabond-efficace

Loïc Millot
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