Arts visuels

Penser avant de dépenser

d'Lëtzebuerger Land du 11.11.2011

Un port franc avec espace de stockage, où pourraient non seulement être déposées, mais aussi par exemple restaurées des œuvres d’art de grande valeur (voir d’Land du 4 novembre 2011) et autour duquel pourrait, selon les idées de la société de conseil et d’audit Deloitte, même s’agencer toute une activité économique sur le thème « art et finance », par exemple une grande foire d’art à l’image de Bâle, de Paris ou de Londres... Le grand-duché deviendrait-il soudain ce nirvana du marché de l’art dont rêvent les grands collectionneurs et les maisons de vente aux enchères ?

Pourtant, dans la réalité, on en est loin : beaucoup des principales galeries d’art ont cessé leurs activités dernièrement, faute de marché suite à la crise ; elles ne sont plus qu’une ou deux à participer aux foires internationales, les collectionneurs locaux, notamment les sociétés de conseil, les grands cabinets d’avocats ou les banques, préfèrent acheter à la Fiac ou à Art Brussels plutôt qu’à Luxembourg, et la plupart des artistes sont beaucoup trop dépendants des bourses et commandes publiques pour vivre décemment. Les musées et institutions d’art, même si leur nombre a explosé ces quinze dernières années, d’un seul au début des années 1990 à sept aujourd’hui sur le territoire de la capitale, traversent une période difficile de restrictions budgétaires, qui touchent aussi leur politique d’acquisition, et à l’Université du Luxembourg, les arts plastiques sont tout au plus au stade embryonnaire. Un projet de master en arts visuels, introduit dès le début du mandat de l’actuel recteur Rolf Tarrach, en 2004, par le responsable de la section Paul di Felice, a été balayé d’un revers de main. Alors, beaucoup d’initiatives pour mieux comprendre et transmettre les arts visuels se passent ailleurs, à côté de l’Uni.lu.

« Il y a sans conteste une demande du public, » constate Claude Moyen, enseignant en éducation artistique au Lycée classique de Diekirch, initiateur et toujours conférencier du cycle Mudam Akademie. « Cette demande est même énorme, lors de notre première conférence, il y avait tellement de monde que nous avons dû en refuser parce que la salle était trop petite. » La Mudam Akademie est une initiative de vulgarisation de l’histoire de l’art récente du musée, qui s’adresse au grand public. « Nous constatons que les gens ont une énorme soif de comprendre l’art, raconte le conférencier. En général, ils ont des notions qui vont jusqu’à l’impressionnisme – à l’école, le programme s’arrête dans les années 1960 ! – puis, à force de voyager et d’être arrosés de bribes d’informations, ils en perdent la vue générale. Souvent, ils viennent à nos conférences pour comprendre les rapports et les évolutions dans l’art. »

La Mudam Akademie s’étend sur trois années, avec à chaque fois dix conférences thématiques par an sur trois grands axes, du macro au micro : d’abord les dix principaux mouvements, puis les dix principaux artistes et en dernier les dix œuvres majeures de l’art du XXe siècle. Au Mudam, le cycle en est à sa deuxième année, depuis la rentrée, le premier cycle a recommencé à Dudelange au Opderschmelz, avec un succès comparable. « Souvent, les participants ont peur de ou refusent l’art contemporain, raconte Claude Moyen. Mais je ne me lasse pas de l’expliquer encore et encore. »

La Cinémathèque de la Ville de Luxembourg rencontre un succès comparable avec son cycle de conférences sur l’histoire du cinéma, qu’elle organise en collaboration avec l’Université du Luxembourg : les cours sont pleins à craquer. Le Art workshop annuel du Casino Luxem[-]bourg – Forum d’art contemporain, initié en 1998 par l’artiste Bert Theis avec Paul di Felice et Enrico Lunghi, alors directeur artistique du Casino, s’adresse à un public plus spécialisé, des artistes en fin de formation, et a réussi à établir une vraie renommée aussi bien auprès des participants qu’auprès des conférenciers. Et le cycle des Mardis de l’art, que le Mudam, le Casino et l’Université offrent conjointement tous les quinze jours, invitant des commissaires d’exposition, des critiques, des théoriciens et des artistes à parler de leur pratique, a trouvé lui aussi un public fidèle. Ce n’est donc pas du côté de l’intérêt du public que ça coince.

« Je crois que le gouvernement craint toujours que les études en arts visuels créent des chômeurs, » suppose Paul di Felice, chargé de cours à l’Uni.lu et responsable du laboratoire en arts visuels attaché à l’unité de recherche IPSE (Identités, politiques, sociétés, espace), Faculté des lettres, des sciences humaines, des arts et des sciences de l’éducation (FLSHASE). « Pourtant, il y a une foultitude de masters à l’université et on ne sait jamais quels sont leurs débouchés. Je suis persuadé qu’en suivant des études en arts plastiques, on devient moins têtu, plus flexible, insiste-t-il. D’ailleurs, de plus en plus d’étudiants font un double cursus et combinent arts plastiques et littérature par exemple, où la combinaison des deux leur apporte vraiment un autre regard. Je suis un partisan passionné de l’interdisciplinarité, peut-être aussi à cause de mon cursus atypique (Paul di Felice était enseignant en éducation artistique au secondaire avant de rejoindre l’université et faire un doctorat à Stras[-]bourg, cofondateur du magazine spécialisé en photographie Café-Crème et est toujours commissaire d’expositions, notamment organisateur du Mois de la photographie, ndlr.), je trouve que cela apporte quelque chose aux deux côtés. »

Alors, faute de master, les trois collaborateurs du laboratoire en arts visuels – à côté de Paul di Felice, il compte encore Paul Dell et Viviane Bourg – interviennent dans d’autres cours, notamment dans le bachelor en sciences de l’éducation, dans celui en cultures européennes, dans la formation pédagogique des enseignants du secondaire et dans le master en langues, cultures, médias – Lëtzebuerger Studien, où, à chaque fois, leurs cours sont très populaires auprès des étudiants. Les trois chargés de cours interviendront en outre dans le nouveau master en architecture, qui sera créé d’ici 2012 ou 2013 et dans lequel la culture visuelle jouera un grand rôle. Leurs recherches portent sur la pédagogie des musées, dans le cadre d’un projet européen, et sur les identités et la multiculturalité dans l’œuvre de certains plasticiens luxembourgeois.

À côté d’un texte écrit à six sur « Images et identités » dans le cadre du livre Doing Identity in Luxembourg publié en 2010 par l’Ipse, le laboratoire a réuni, dans la brochure Arts visuels – Architecture, en 2008, des résumés des thèses de doctorat de cinq jeunes chercheurs luxembourgeois, à savoir Carine Krecké, Claude Moyen, Emmanuel Petit, Sophie Richard-Reisen et Marie-Amélie zu Salm-Salm, ayant tous fait leurs études à l’étranger. « Le jeune chercheur plasticien doit trouver l’équilibre entre posture créative et posture réflexive voire autoréflexive, écrit Paul di Felice dans son introduction à cette publication. En partant de l’idée que l’œuvre d’art formalise des connaissances et que les arts, selon leur spécificité, présentent une vision du monde complexe et diversifiée, comparable au système scientifique, on comprend que de plus en plus de jeunes chercheurs mobilisent leurs connaissances dans des domaines artistiques et culturels pour poursuivre des études qui relient souvent une pratique à une théorie ou une théorie à une pratique. »

Si donc ce n’est ni la demande des étudiants qui manque, ni celle du grand public, et encore moins l’intérêt de l’économie pour établir les arts visuels comme un avantage géographique dans le grand mercato de la concurrence mondiale, la politique et la gouvernance de l’université auraient beau jeu de soutenir toutes ces structures embryonnaires pour en faire une vraie niche de réflexion et d’innovation critique. Entendre et comprendre ce que disent les meilleurs des artistes n’est jamais une mauvaise idée et constitue certainement un contrepoids aux éternelles études des cabinets d’audit et de conseil.

josée hansen
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