Entretien avec Erna Hennicot-Schoepges (CSV)

« Ni docile, ni commode »

d'Lëtzebuerger Land vom 11.12.2008

d’Lëtzebuerger Land : Vous venez d’annoncer, il y a deux mois, que vous ne comptiez plus vous représenter aux élections l’année prochaine. Est-ce une décision prise de votre plein gré ou vous a-t-on « poussée vers la porte » ?

Erna Hennicot-Schoepges : Je l’ai décidé en toute indépendance et toute seule. C’est en revenant de vacances, durant lesquelles j’y ai beaucoup réfléchi, que j’ai pris cette décision. J’en ai officiellement informé le président du parti dans les formes. Vous savez, je vieillis, les gens autour de moi vieillissent, les éternels voyages me pesaient de plus en plus… Et puis je n’ai jamais vraiment réussi à me passionner pour le Parlement européen. 

Qu’est-ce que vous a le plus marquée au Parlement européen, durant cette législature ? Il y a du bon comme du mauvais. Côté positif, ce qui m’a impressionnée, c’est que le Parlement européen cherche toujours le compromis. Je pense à la directive Reach, celle sur les pesticides, à Bolkestein, aux Télé­com – voilà quelques dossiers que j’ai suivis de près et qui montrent bien comment fonctionne notre travail. La Commission nous présente un texte, qui est alors complètement déconstruit, analysé jusque dans le moindre détail par le Parlement, afin d’en arriver à un compromis acceptable par tous. Pour Reach, il n’y avait pas moins de 5 000 amendements. Cela prend du temps, énormément de temps, mais au final, on arrive à un compromis qui traverse les groupes politiques et les nationalités. Et c’est toujours un compromis dans l’intérêt du citoyen, ça c’est important ! Même si je regrette qu’on ne puisse pas faire davantage le suivi de l’application de ces textes et de leurs modifications par la Commission.

Par contre, un grand désavantage de ce processus, c’est que ça prend beaucoup trop de temps : entre le dépôt d’une proposition de texte par la Commission et son vote en plénière à Strasbourg, plusieurs années s’écoulent parce que les députés doivent régler trop de détails techniques. Pour pouvoir y répondre, on doit souvent prendre des avis de spécialistes, ce qui est très long. Et puis, au final, on a du mal à expliquer tous ces détails aux citoyens, qui s’y perdent un peu. En fait, je trouve que les citoyens devraient se révolter contre ces lourdeurs.

Quel est la liberté d’action d’un petit groupe comme les six députés luxembourgeois dans une assemblée de 785 députés ? Quand il s’agit de défendre les intérêts vitaux du pays, comme ceux du secteur bancaire, nous sommes tous unis pour le grand-duché. Mais il me semble que dans le détail, certains députés ne se rendent pas compte de toute l’implication des textes européens sur la législation luxembourgeoise – je pense par exemple aux questions environnementales, qui devraient nous concerner davantage – sinon, ils seraient peut-être plus actifs et feraient des amendements.

Vous n’avez jamais caché que vous auriez encore voulu exercer un mandat de ministre après avoir été réélue en 2004 – mais votre parti vous a envoyée à Stras­bourg. Est-ce que, quatre ans plus tard, vous savez pourquoi vous avez dû partir ? À l’époque, on m’a dit que j’étais trop vieille. J’avais alors 62 ans. On me disait que le CSV voulait se renouveler, rajeunir son équipe. Je ne m’y serais certainement pas opposée, mais il y avait d’autres moyens de le faire. J’étais présidente de ce parti (de 1995 à 2003, ndlr.), donc je connais ses rouages, et je m’y serais prise autrement. En réalité, je crois qu’ils voulaient se débarrasser de moi, parce que je n’étais pas toujours ni docile, ni commode, je me battais au sein du gouvernement.

Qu’est-ce que vous auriez encore voulu réaliser au Luxembourg ? Inaugurer le Mudam ou la Philharmonie, des infrastructures culturelles que vous avez défendues corps et âme ? Non, les inaugurations n’étaient pas ma priorité. Il y avait encore trois dossiers que j’aurais voulu attaquer en politique nationale : Première-ment, pour achever la création de l’Université du Luxembourg, j’aurais voulu faire modifier la Constitution afin que l’enseignement supérieur ne soit plus sous la tutelle d’un ministère, mais gagne en indépendance. J’ai l’impression que l’Université est souvent freinée dans son développement à cause d’un contrôle trop direct de l’État. C’est, en fait, mon plus grand regret. 

Deuxièmement, j’aurais encore voulu réformer le mode de financement de la culture, en créant un Fonds culturel à l’image de ce qui se fait au Québec, qui permet d’encourager les financements privés – capitaux à risques, prêts ou sponsoring… Et troisièmement, j’aurais voulu fusionner le ministère des Travaux publics et celui des Transports en une grande entité, un « ministère des infrastructures publiques », car les deux se freinent encore souvent mutuellement.

Depuis 2004, on ne vous voit quasiment plus sur le parquet politique national. Pourquoi ? J’estime que, lorsqu’on est loin, il ne faut pas s’immiscer dans les affaires politiques nationales. 

Mais j’ai l’impression que dans le dossier de l’euthanasie, le CSV ne répond pas à la question fondamentale, qui est celle sur la qualité de la médecine. La politique luxembourgeoise me semble aujourd’hui régie par les seuls intérêts corporatistes des médecins, des enseignants, des fonctionnaires ou des juristes… on ne fait plus rien qui puisse heurter l’une ou l’autre corporation, c’est vraiment un retour en arrière. Toute cette évolution-là est sous-jacente au débat sur l’euthanasie.

Au Parlement européen, vous vous êtes fait remarquer pour votre indépendance justement, pour avoir voté contre la « directive retour » par exemple, alors que votre groupe parlementaire, l’EPP-ED, était majoritairement pour. Cette indépendance est-elle tenable à moyen terme ??J’ai uniquement pris la position qui me semblait juste dans ces dossiers, comme Reach, l’adhésion de la Tur­quie ou de la Roumanie, ou la « directive retour » par exemple. Mais pour me forger cette opinion, je me suis toujours basée sur l’avis des meilleurs experts, j’ai pu avoir des collaborateurs très compétents. J’ai souvent pu faire des objections dans mon groupe parlementaire qui ont amené des collègues à voter autrement par la suite. Pour cela, il faut avoir beaucoup de contacts et être présent, on ne doit pas se laisser aveugler par une thèse dominante, mais la questionner. Mon indépendance et mon attitude m’ont valu la reconnaissance et le respect de beaucoup de mes collègues.

Vous parliez des effets néfastes des corporatismes en politique tout à l’heure. Or, s’il y a bien un endroit où règnent les lobbies, c’est au niveau de la politique européenne… Les députés européens sont-ils immunisés contre leurs tentatives d’influence ? En fait, il faut adapter sa manière de travailler, c’est ce que j’ai appris en quatre ans et demi. Les lobbies montrent leur vrai visage dans les dossiers qui touchent leurs intérêts vitaux, lorsqu’il s’agit de la survie des grands groupes industriels ou lorsque beaucoup d’argent est en jeu. Alors ils sont très présents au Parlement europé­en, ils ont même des gens qui participent à des réunions internes. Si on s’y prend mal, on peut être pris dans un engrenage qui empêche le travail indépendant du politicien. Donc on apprend à ne pas abattre toutes ses cartes tout de suite, à ne dévoiler sa stratégie et son opinion qu’au dernier moment. Et j’ai d’ailleurs aussi réussi à faire interdire des lobbyistes de certaines réunions internes.

Vous avez fait de la politique à tous les niveaux : local, en tant que conseillère communale puis maire de Walferdange d’abord (1976-1995), national, en tant que députée (1979-1995) et présidente de la Chambre des députés (1989-1995), puis européen maintenant. Mais vous avez aussi été dans les rouages du pouvoir interne du parti, présidente des femmes (CSF), puis de tout le CSV. À quel niveau la politique vous a-t-elle le plus passionnée ? Où vous semble-t-elle la plus utile ? Sans conteste, on tire la plus grande satisfaction du mandat de bourgmestre ! C’est là qu’on se sent le plus utile, qu’on maîtrise les choses et qu’on a la plus grande liberté pour être créatif. Je n’ai jamais demandé à être présidente de la Chambre des députés, parce que cela m’obligeait à ne plus intervenir dans les dossiers politiques, je devais me retenir de dire mon opinion. Or, selon le rang des élus, le poste serait revenu à Fernand Rau, ce qu’ils voulaient éviter, alors le CSV m’a choisie. Rétrospectivement, je dois dire que c’étaient peut-être mes plus belles années, celles où j’ai combiné la politique nationale et le mandat de maire, où je pouvais alors exercer une mission active. 

En 1995, lors du remaniement ministériel, je me suis portée candidate pour entrer au gouvernement, parce que je voulais mettre la main à la pâte pour la reprise par l’État de l’orchestre de RTL, reprise qui n’était partagée par tout le monde. Les deux mandats successifs en tant que ministre de la Culture et de l’Enseignement supérieur et de la Recherche m’ont permis de vraiment faire des choses dans ces deux domaines. 

Je dois avouer que la législature au Parlement européen est ma période la moins heureuse, le cœur n’y est pas. Ce travail ne me satisfait pas, parce que les efforts qu’on doit y faire sont sans rapport avec le résultat. Au Parlement européen, tout se concentre sur le paraître, sur comment chaque député se présente soi-même, donc ils deviennent tous de plus en plus égocentriques. L’Europe risque de ne plus discuter qu’avec elle-même.

À côté de votre politique culturelle volontariste, vous avez également marqué les deux gouvernements auxquels vous avez appartenue par l’introduction de l’éducation précoce et de l’Université… De quel dossier êtes-vous la plus fière ?? De l’introduction de l’éducation précoce, sans hésitation. D’ailleurs ce furent toujours les dossiers politiques qui n’étaient inscrits dans aucun programme politique ou accord de coalition qui m’ont apporté la plus grande satisfaction ! Puis il y a la loi sur le financement de l’enseignement musical, ou la création du Fonds national de la recherche, la réforme du stage pédagogique pour les enseignants du secondaire, mais aussi la construction de la Philharmonie – que nous n’au­rions plus jamais pu nous permettre, si nous ne l’avions construite à ce moment-là ! – ou encore le plus grand chantier culturel, la reconversion de l’Abbaye de Neumünster… Autant d’achèvements dont je suis fière.

Et quel fut le ministère le plus difficile ?? L’Éducation nationale ! C’est sans conteste le ministère le plus difficile pour tout mandataire. Je me dis parfois qu’il faudrait l’abolir, tout simplement. On pourrait rattacher tous les enseignants au ministère de la Fonction publique, et laisser faire les écoles et les lycées, qui auraient ainsi plus de liberté d’action. D’ailleurs, si je n’avais pas détaché l’Enseignement supérieur de l’Éducation nationale, je n’aurais jamais pu réaliser le projet de l’Université, je serais devenue otage des grands syndicats.

Est-ce que l’Université du Luxembourg se développe comme vous le souhaitiez ?? Je regrette que le domaine de la recherche n’ait pas été davantage accompagné, voire porté par la Fedil et l’industrie en général. Je ne me souviens que de leur opposition au projet, alors même qu’une recherche de pointe dans les domaines liés à l’économie luxembourgeoise, comme les satellites ou l’analyse des matériaux, aurait vraiment apporté un plus à ces entreprises – et constitué un avantage pour la diversification économique. Il nous faut une université très pointue avec les meilleurs chercheurs dans quelques domaines sélectionnés. Ce modèle pourrait également avoir des chances de réussite sur le plan international. 

Il y a aussi des dossiers que vous n’avez pas pu mener à terme. Quel est votre plus grand regret ?? La Bibliothèque nationale ! C’était le dernier grand chantier que j’ai présenté au Conseil de gouvernement, un très beau projet de bâtiment de Bolles [&] Wilson. Mais il n’est pas allé plus loin, je le regrette vraiment.

Vous avez aussi été une précurseure en matière de féminisation de la politique au Luxembourg : la première femme à présider le Parlement, la première femme à diriger le parti… Vous avez donc vu le paysage politique changer. Est-ce que selon vous, la place des femmes en politique, mais aussi dans la prise de décision, est désormais acquise ? Beaucoup de choses ont changé depuis ma jeunesse : quand j’ai commencé à travailler en tant que présentatrice chez RTL, je m’étais aussi portée candidate à un poste dans la rédaction, mais on m’a dit que les voix féminines ne se prêtaient pas aux choses sérieuses. Mon contrat stipulait d’ailleurs aussi que je devais arrêter de travailler si je me mariais.

Dans ma carrière politique, je crois que j’ai pu accéder à beaucoup de postes parce que j’étais la seule femme – et qu’ils avaient besoin d’une femme au moins. Comme lors de la constitution des listes pour les législatives de 1974 : j’étais la seule femme sur la liste du centre… Je n’étais pas la « femme quota », mais je reste persuadée qu’il nous faut des quotas pour parachever l’égalité dans la constitution des listes. Sous ma présidence, le CSV a ainsi instauré des quotas d’un tiers de femmes nécessaires sur chaque liste. C’est essentiel, parce que comme ça, le parti est obligé d’aller chercher des femmes. Je regrette que les femmes mésestiment souvent leurs compétences – pourquoi il n’y a par exemple pas plus de femmes dans les technologies de pointe et autres domaines d’avenir ? Je trouve que les femmes devraient être plus sûres d’elles et ne pas se laisser effrayer par la combinaison carrière plus famille, on peut arriver à faire les deux.

Cela fait 36 ans que vous faites de la politique. Comment le métier a-t-il changé ? Il s’est constamment dévalué ! Lorsque j’ai commencé à faire de la politique avec mon frère aîné à Dudelange, il y avait une certaine distance envers et un certain respect pour les politiques. Ce n’est plus la cas aujourd’hui, peut-être aussi à cause du comportement de certains de mes collègues qui cherchent tellement la proximité du peuple qu’ils s’y noient. 

Mais je crois que le mandat qui est le moins respecté, c’est celui de député européen – les gens sont persuadés qu’on gagne beaucoup d’argent pour voyager et ne rien faire. Cela m’a heurtée. Car sans respect, les institutions ne peuvent pas fonctionner. Le métier politique est devenu un métier de la communication.  

josée hansen
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