Ticker du 19 février 2021

d'Lëtzebuerger Land du 19.02.2021

Ëmmer op déi Kléng !
Dans un article intitulé « Langue de bois, or, discourse in defense of an offshore center » (paru cette semaine dans la revue Journal of language and politics) le jeune anthropologue américain Samuel Weeks (Université à Philadelphia) analyse cinq lieux communs mobilisés pour légitimer les activités de la place financière luxembourgeoise. Pour préparer sa thèse de doctorat, Weeks avait passé l’année 2015-2016 au Luxembourg et y avait mené « 80-plus semi-structured discussions » avec des banquiers, avocats, auditeurs et hauts fonctionnaires. Très influencé par la French Theory (surtout Foucault, Deleuze et Guattari), il analyse la « langue de bois » (en français dans le texte) des « gens affiliés avec le centre offshore luxembourgeois » comme une pratique discursive et sociale cimentant et exacerbant des « worldwide social ills such as tax evasion, income inequality and capital flight ». À commencer par le mot d’ordre de la « compétitivité » qui serait typique de la « tendency to apply the microeconomic concept of competition to the macroeconomic fiscal policies of nation-states ». Ensuite vient le mot « transparence » qui aurait assumé une place si proéminente dans la langue de bois politique luxembourgeoise qu’on pourrait avoir l’impression d’assister à une surenchère. Troisième élément : « The metonymic tendency of substituting the nation-state of Luxembourg for the country’s financial center ». « In other words, there is no admission whatsoever that the interests of offshore finance capital might not always be identical with those of the citizenry of the Grand-Duchy ». Weeks s’étonne de cette « incapacité conceptuelle » de distinguer entre le pays et la place. Surtout que la création du centre financier luxembourgeois « can hardly be thought of as a domestic creation, but rather as an entity stemming from an alliance of foreign and local service providers and possessors of capital». Quatrième élément : la jalousie, dont un élément central serait l’imaginaire d’une « lutte de David contre Goliath » (ci-contre : tableau de Guillaume Courtois ; 1650-1660). Les « petits » qui se font constamment attaquer et harceler « by the giants France an Germany ». Bien qu’affichant le PIB par tête le plus élevé de l’UE, « it is always the Grand-Duchy that is the one being exploited – an apparently grave ‘injustice’ » : « In sum, when all else fails, Luxembourg’s state and financial elites can always play the nationalism card ». Enfin, sixième élément du dispositif langagier : le « level-playing field » qui assurerait que le statu-quo perdure. En conclusion, Samuel Weeks pointe ce qui est absent de cette « langue de bois » : « They absolutely never acknowledge the millions, if not billions, of people in the world who are spectacularly ill served by the aggressive tax evasion and avoidance that Luxembourg financial center provides to its rich client ». bt

Nicolas Buck,
l’ancien président de l’Union des entreprises luxembourgeoises (UEL), rend un hommage ambigu aux directeurs des fédérations patronales. Dans une interview publiée cette semaine dans Fedil Écho, les décrit comme « des personnages atypiques » : « Lobbyistes professionnels, qui doivent composer avec des présidents qui changent et des politiques qui changent. Eux restent. C’est tout un art. Mais j’ai beaucoup de respect pour chacun d’entre eux et tous m’ont soutenu sans équivoque. Même le très politique Carlo Thelen. » Un rappel que la plupart des directeurs patronaux ont passé quasiment toute leur carrière auprès du même employeur. C’est le cas de Romain Schmit (Fédération des artisans), de René Winkin (Fedil), de Tom Wirion (Chambre des métiers) ou encore de Carlo Thelen (Chambre de commerce). Une permanence qui semble en léger décalage avec les appels à la mobilité, à l’entrepreneuriat et à la flexibilité lancés par ces mêmes fonctionnaires patronaux. bt

Gilles Feith,
le fringant directeur de Luxair, explique cette semaine au Quotidien que la compagnie aérienne « se doit d’intégrer dans son ADN les réflexes écologiques » : « Cela commence par les petites choses. À bord de nos avions, nous avons remplacé les stylos en plastique par des crayons afin de permettre aux passagers de remplir leurs documents Covid ». Gilles Feith affiche également son « intention de réduire au maximum le plastique dans le domaine du catering ». Nous voici rassurés. En une phrase et demie, Feith balaie l’embêtante question des émissions de CO2: « Le trafic automobile arrive loin devant ». (Ce qui n’est pas faux, mais sur les vingt ans qui ont précédé la pandémie Covid-19, les émissions provenant de l’aviation internationale ont augmenté de près de 130 pour cent.) En août dernier, Luxair Tours avait choisi le slogan « Friday for holidays » pour inciter les Luxembourgeois à passer leurs vacances « all inclusive » à Ténériffe ou à Louxor. Une invitation au voyage (en avion) qui sonnait comme une annulation de « Fridays for future ». À propos, le vol spécial Findel-Dubai (150 places) aurait « rapidement affiché complet », se réjouit Feith. Entre le 15 et le 19 février, Luxair propose à ses clients la « Dubai experience », avec « jet ski », « luxury shopping », « dynamic nightspots », et « buggy safari » au programme. Le monde d’après commence à sacrément ressembler à celui d’avant. bt

Alain Steichen,
avocat fiscaliste, a trouvé la solution pour compenser la baisse (annoncée) des recettes provenant des sociétés boîtes-aux-lettres. Une hausse des taux d’impôts sur les sociétés ? « Les entreprises diront que cela est contre-productif », confie-t-il à Paperjam.lu. Réformer la fiscalité foncière ? « Très impopulaire ». Et à Steichen de conclure : « Le plus simplement serait finalement de baisser les dépenses ». Allez, un bon coup d’austérité en temps de crises pandémique, économique et climatique. C’est la lutte fiscale... bt

Bac à sable
Enfants, il aurait joué ensemble avec Dan Kersch « dans le bac à sable », avait confié Michel Reckinger à Paperjam en décembre dernier. Aujourd’hui, les anciens voisins se retrouvent à s’insulter par médias interposés. Que s’est-il passé lors de la visioconférence du 4 février entre le ministre du Travail et le président de la Fédération des artisans ? Ce jeudi sur les ondes de Radio 100,7, Kersch a été catégorique : Reckinger lui aurait suggéré qu’il était d’accord que le salaire de remplacement soit (du moins en partie) financé via la Mutualité des employeurs. Kersch dit avoir pris cela comme un « go » de l’UEL (que Reckinger préside également) et aurait dès lors demandé et obtenu l’accord de des collègues-ministres Fayot, Delles, Gramegna et Schneider. Puis, coup de théâtre : Reckinger aurait fait un virage à 180 degrés. « Je pensais que Michel Reckinger avait l’appui de l’UEL. Mais manifestement l’UEL huet hirem Präsident den Tëppelchen op de i gesat. » Kersch se montrait énervé : « Le gouvernement a besoin d’un partenaire fiable ! Et si ce n’est plus le cas, l’UEL doit se demander si elle veut avoir un président qui porte une double-casquette. »
Ce lundi, toujours sur la Radio 100,7, Michel Reckinger avait donné une autre version de la réunion, disant que lui et le ministre seraient « relativ hefteg uneneen geroden ». « Il n’y a absolument pas eu d’accord. Nous avons beaucoup discuté et échangé des arguments. Face au Land, Reckinger précise qu’il aurait dit à Kersch qu’un financement par la Mutualité des employeurs serait « peut-être une piste à envisager pour le Covid-23 », c’est-à-dire dans un avenir (qu’on espère) lointain, comme une des leçons à tirer de cette crise-ci. « Il n’y a pas pu y avoir un malentendu, dit Reckinger, ce n’est pas possible. » Les organisations patronales continuent à revendiquer qu’un tel salaire de remplacement soit financé via le Fonds pour l’emploi. Sur Radio 100,7, Reckinger, qui se décrit soi-même comme « un fanatique de la justice et de la solidarité », a caractérisé le refus de Kersch comme l’expression d’« une idéologie de la vieille lutte entre le travail et le capital » : « Cela date d’il y a cent ans. On n’en a plus besoin ». Dan Kersch lui avait rendu le compliment, en expliquant sur RTL que Michel Reckinger « n’aime pas les socialistes, n’aime pas les fonctionnaires et n’aime pas les personnes touchant le salaire minimum ».
« Je ne sais pas d’où viennent ces attaques, dit Reckinger au Land. Peut-être que Dan Kersch veut laisser sa marque en attaquant le nouveau président de l’UEL ? » Paradoxalement, le prédécesseur de Reckinger à la tête de l’UEL, Nicolas Buck, dont la socialisation était pourtant très éloignée de celle de Kersch, n’avait pas tari d’éloges à propos du ministre du Travail, déclarant en octobre au Land : « C’est un vrai ministre, un vrai chef… et il connaît ses dossiers. […] Au-delà de son faux pas sur Facebook, il a été décisif durant la crise. J’ai beaucoup de respect pour lui. » bt

Bernard Thomas, Pierre Sorlut
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