Suivant le principe de rotation qu’elle s’est imposé, Déi Lénk enverra deux nouvelles députées au Parlement. L’occasion de réfléchir à son avenir et à ses spécificités

À la recherche d’une nouvelle base

d'Lëtzebuerger Land du 09.04.2021

« Bien sûr, je suis un peu triste de quitter les rangs de la Chambre des députés parce que c’est mon quotidien, mon environnement, mon travail. Mais je vais avoir du temps pour m’engager autrement, sans doute mieux ». David Wagner ne se fait aujourd’hui « pas plus d’illusion sur la démocratie représentative » qu’en arrivant à la Chambre il y a six ans. À l’époque, c’est lui qui avait bénéficié du système de rotation mis en place par Déi Lénk, en remplaçant Justin Turpel. Le 19 mai, il cédera son siège à Nathalie Oberweis, arrivée deuxième dans la circonscription Centre, avec 4 561 voix (David Wagner en affichait 8 988 soit presque le double). Même scénario pour le deuxième siège de la Gauche, celui de la circonscription Sud : Marc Baum (10 525 voix) laissera sa place à Myriam Cecchetti (6 879) après avoir succédé à Serge Urbany à mi-mandat. Le principe (statutaire) de rotation semble remplir son rôle pour assurer un meilleur brassage et apporter un sang neuf sur l’avant de la scène.

Avec l’arrivée de Nathalie Oberweis et Myriam Cecchetti, la Chambre passera de 19 à 21 femmes et dépassera donc enfin les 35 pour cent d’élues, mieux que la moyenne européenne (32 pour cent), mais moins bien que la France (38 pour cent) ou la Belgique (43 pour cent). « C’est encore bien peu », concèdent-elles, « mais c’est un progrès, y compris au sein de notre mouvement qui sera pour la première fois représenté par des femmes ». Deux femmes, deux mères, remplacent deux hommes sans enfant. Une féminisation que Marc Baum avait qualifiée de « radicale et bénéfique » lors du bilan de l’année parlementaire l’été dernier.

Pour toutes les deux, c’est en effet le premier mandat national qu’elles exerceront, mais elles ne sont pas des novices de l’engagement et de la politique. Ainsi, Myriam Cecchetti a derrière elle un parcours politique au sein de sa commune, Sanem. Cette institutrice a réalisé l’essentiel de sa carrière politique sous la bannière Déi Gréng, ce qui l’a menée à être échevine pendant sept ans. Elle y a apprécié « le contact direct avec la population et les associations, la capacité à agir directement sur le terrain et à comprendre les doléances des gens et de les aider ». Estimant que les Verts avaient « vendu leur âme », que « la plupart des partis ressortent toujours les mêmes rengaines depuis des années » et « ne respectent pas les autres », elle a été sur le point d’arrêter la politique. « J’ai découvert dans Déi Lénk un mouvement qui fait ce qu’il dit et avec lequel je partage des valeurs, car mon engagement écologique a toujours été associé à une sensibilité sociale. »

Se retrouver sur les rangs de l’opposition ne lui fait pas peur : « Après avoir été en poste de décision dans la majorité, je craignais que l’opposition soit une place difficile, mais on peut aussi instiller un changement politique en marquant notre désaccord, en pointant les dysfonctionnements et en piquant le pouvoir », dit celle qui n’hésite pas à « faire en sorte de prendre [sa] place, quitte à être taxée d’hystérique par les hommes qui feraient la même chose. » Devenir députée n’était pas forcément la suite logique de son engagement local : Cecchetti se dit aussi surprise qu’enthousiaste face à son score aux législatives de 2018, « je suis contente que mon travail ait été apprécié, mais la Chambre, ça me paraissait loin ». Elle pense que le plus grand changement sera « de n’avoir qu’un seul job » alors qu’elle a toujours jonglé entre son mandat communal et son travail scolaire.

C’est aussi ce qui attend Nathalie Oberweis, jusqu’ici chargée de direction de l’asbl Autisme Luxembourg et journaliste indépendante (Forum, 100,7). Si elle n’a pas encore eu de mandat électif et se considère comme « encore nouvelle » après trois années au sein de Déi Lénk, la politique fait partie de sa vie depuis toujours. Son père, Marcel Oberweis a été député CSV pendant plus de dix ans (2007-2018), maisil n’a jamais caché son passé ouvrier et son ancrage à gauche. Lors de sa candidature de 2018, elle disait au Wort « Quand j’étais plus jeune et moins critique, j’aurais peut-être pu me présenter sous la bannière du CSV. Mais plus aujourd’hui. » Entre temps, c’est le militantisme et l’activisme au sein d’ONG de développement et de droits humains (elle est toujours présidente du Comité pour une paix juste au Proche-Orient) qui ont marqué son parcours. « J’avais une appréhension envers la politique et la pensée unique qui est à l’œuvre dans les grands partis. Au sein de Déi Lénk, je trouve un mouvement où chacun peut s’exprimer et qui entre en continuité et en cohérence avec mon action associative », souligne-t-elle.

Ne se considérant pas comme une « politicienne », Nathalie Oberweis avoue sa crainte d’être déstabilisée par l’aplomb de certains « dinosaures de la politique, aux égos surdimensionnés, aux discours rodés et ressassés comme des mantras ». Elle se réjouit cependant de prendre certains dossiers à bras-le-corps, en particulier les questions de politique fiscale (« un levier non exploité pour répondre à la crise du logement »), de santé (« il faut écouter le terrain, la crise est profonde ») et de droits humains. De son côté, Myriam Cecchetti penche pour les sujets qui ont trait à l’éducation, l’environnement et la mobilité. « On ne sera pas trop de deux pour couvrir les nombreuses commissions parlementaires, mais on sait qu’on ne peut pas tout suivre, tout savoir. Il faut faire des choix. C’est aussi une question de responsabilité vis-à-vis du staff qui nous accompagne, on ne peut pas les accabler de travail. » (Quatre personnes travaillent pour la « sensibilité politique », l’équivalent d’une petite fraction).

Faire de la politique autrement est le leitmotiv des deux futures députées. Elles correspondent en cela parfaitement à ce qui est mis en avant par leurs prédécesseurs. « Il ne s’agit pas de ne viser que les prochaines élections, avec des stratégies plus ou moins démagogiques ou clientélistes », souligne David Wagner, même « s’il faut écouter les peurs des gens et les prendre au sérieux », ajoute Myriam Cecchetti. Ne pas flirter avec la politique politicienne, rester ancré dans les réalités sociales, considérer le Parlement comme une tribune et non comme une fin en soi, sont des ambitions maintes fois entendues qui continuent à être avancées. L’enjeu profond de Déi Lénk est de résoudre la tension entre la nécessité de se structurer pour couvrir les sujets de plus en plus complexes qui sont discutés et la volonté de rester un mouvement (et non un parti) souple où la base prend des décisions et défend des positions.

Le fonctionnement du mouvement à travers une coordination nationale non-élective (tous les candidats à la coordination nationale sont automatiquement élus, sauf s’ils obtiennent moins d’un quart des voix lors du congrès du parti), des groupes de travail thématiques qui approfondissent le programme et élaborent des initiatives (des sympathisants qui ne sont pas membres prennent part aux groupes de travail) et un Bureau de coordination (au maximum de neuf membres) qui se réunit une fois par semaine pour discuter des questions organisationnelles, financières ou administratives et fait le suivi de l’actualité politique devrait permettre de ne pas verser dans les dérives des partis traditionnels où « les personnes prennent la place des idées ». Mais est-ce suffisant pour évoluer, répondre aux enjeux de la (ou des) crise(s), établir une stratégie et peser réellement dans le jeu politique ?

« La tribune du parlement est un outil pour une argumentation nouvelle qui fait écho aux revendications et aux besoins de ceux qui sont mal ou peu entendus », martèle David Wagner qui estime avoir « appris à utiliser le perchoir de la Chambre pour soulever les questions de fond, même si c’est le buzz et le théâtre que les médias retiennent ». Il cite ainsi le demande de démission de Corinne Cahen, comme « l’occasion de pointer la politique du laisser-faire à l’œuvre au ministère de la Famille comme à celui de l’Éducation ». Au bout de six années d’exercice, le futur ex-député affirme « qu’il faut plus de démocratie directe, plus de participation citoyenne ». Tout en constatant que le travail des commissions, dans l’examen des projets de loi notamment, est de plus en plus complexe et technocratique. Il fustige ainsi la « politique des experts qui part du sommet vers la base incarnée par Déi Gréng : c’est devenu un parti de moyenne bourgeoisie dépolitisée qui agit en fonction de ses intérêts d’urbains à la recherche d’une vie saine. »

Son changement de carrière permettra à David Wagner de terminer ses études d’histoire (dont l’abandon reste un de ses « plus grands regrets »), mais il veut aussi réfléchir à l’évolution de Déi Lénk et à une remise en question « pour donner un coup de fouet ». « The social basis of Déi Lénk, as reflected in its election candidates, are mostly the middle classes, with a predominance of civil servants, teachers and public-sector workers. Students and retirees are also well represented among party activists », relève ainsi le chercheur du Liser Adrien Thomas dans un article sur les gauches radicales pour la Fondation Rosa Luxemburg. « The presence of members from the middle class is the norm among the party’s roughly 500 dues-paying members, while that of working-class members is the exception ». « Nous devons élargir notre base de militants vers les travailleurs des secteurs essentiels les plus touchés par la crise : la distribution et le commerce, la santé, les indépendants et dépasser les débats stratégiques abstraits en écoutant le terrain ». Tout en admettant que ces secteurs sont en grande partie occupés par des étrangers qui ne votent pas, Wagner espère que ces débats et idées fassent « tache d’huile » et rappelle que « de nombreuses avancées sociales ne sont pas liées à ceux qui avaient le droit de vote, les assurances sociales ou la limitation de la durée du travail étant nées de pressions ouvrières avant le suffrage universel de 1919. »

Reste à cette gauche radicale à établir une stratégie pour élargir sa base électorale et sortir de la stagnation qui s’observe depuis deux élections. Comme d’autres partis de la même mouvance en Europe, Déi Lénk ne parvient pas à sortir de sa niche et à tirer les fruits de la crise qui profite manifestement plus à l’extrême droite et aux partis populistes. Sa position anti-capitaliste originale dans l’échiquier politique luxembourgeois (pour ne pas dire révolutionnaire ou suicidaire, c’est selon), sa remise en question de la place financière, des contraintes et compromis qu’elle impose n’est que peu entendue dans une société où le débat critique fait défaut. « New initiatives in the fields of antiracism, student politics or gender issues regularly emerge outside the established channels of interest representation, though encounter difficulties in perpetuating their activities. Déi Lénk thus lacks interlocutors in civil society at large that would be able to challenge and confront it with new political ideas and organizational forms », analyse encore Adrien Thomas. Un constat que partage sans doute David Wagner pour qui Déi Lénk doit pouvoir « se renforcer en dehors du Parlement » et qui préfère « 200 nouveaux membres à un siège en plus aux prochaines élections, même si les deux devraient être possibles ».

France Clarinval
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