Édito

SAMO (?)

d'Lëtzebuerger Land vom 27.10.2023

Dimanche, les électeurs suisses ont disqualifié les écologistes et couronné la droite populiste. Deux semaines plus tôt, les Luxembourgeois avaient eux aussi mis de côté leurs préoccupations climatiques et privilégié les promesses des conservateurs. En période de crise économique (ou de ce qui est perçu comme tel), les nantis des centres financiers européens veillent d’abord à leur bien-être matériel et élisent ceux qui promettent de le maintenir. Au Grand-Duché, avec Luc Frieden, c’est un homme soucieux de la compétitivité de la Place et de l’hygiène des finances publiques qui a été adoubé. Ministre des Finances, il avait mené localement et soutenu dans le cadre de l’eurogroupe (lors de la crise des dettes souveraines) des politiques d’austérité. Devenu banquier et redevenu avocat d’affaires, alors que son parti le CSV patinait dans l’opposition, Luc Frieden s’est enrichi dans le privé. Il a « changé », dit-il. On jugera sur pièces. Pour l’heure, on se contente du recours au titre Changes de David Bowie lors de ses meetings de campagne, un titre de 1971 mettant en scène une nouvelle génération qui essaie de changer le monde (non sans critiquer ceux qui l’ont précédée).

Un peu plus tard dans les seventies, Jean-Michel Basquiat graffait SAMO sur les murs de Manhattan : « SAMe Old shit ». La shooting star de l’art new yorkais est convoquée dans La lumière du chaos, un essai paru ce mois-ci. « L’ouverture à l’art est l’antidote le plus puissant à l’anomie qui menace », y est-il écrit. On y découvre un constat, point de départ de l’argumentation : « Nos sociétés sont prises de vertige devant la fin de la croissance, l’explosion des inégalités, la perte de sens collectif, la libanisation du monde. Elles sont, à l’image d’un pont entré en résonance, qui se met à trembler sur lui-même. Soit on parvient à calmer les vibrations et à le stabiliser. Soit il s’effondre. Ce chaos résulte de l’échec de la dernière idéologie dominante : le capitalisme libéral ». L’auteur de ces mots n’est pas Gabriel Zucman, présenté cette semaine sur les ondes de RTL comme un économiste « de gauche », mais d’un ancien banquier d’affaires : Matthieu Pigasse (Banque Lazard).

Lui aussi a changé. Tel un repenti de la finance, cet énarque français en brosse un portrait peu flatteur, fustigeant le court-termisme qui régit le gouvernement des entreprises cotées (notamment le mode de rémunération) et, surtout, la concentration du capital, l’immuabilité selon laquelle l’argent va à l’argent. Le creusement des inégalités mènerait le monde à sa perte. « Le pire est possible et il est devant », écrit-il. Matthieu Pigasse cite James C. Scott dans Two cheers for Anarchism : «  Quand les rêves et aspirations de la classe moyenne sont attaqués naît l’étincelle initiale de l’agitation révolutionnaire ». La lutte contre le réchauffement climatique est tout à fait secondaire dans l’ouvrage. L’on retient surtout qu’un homme d’affaires néo-libéral, ancien garant de l’orthodoxie budgétaire (puisqu’il a œuvré au budget en France et conseillé l’Argentine puis la Grèce en situation de défaut), vire sa cuti et propose des solutions novatrices sur fond de références destroy. Il préconise ce que le biographe des Sex Pistols, Jon Savage, désignait par le « unlearning » pour repenser la politique.

Désapprendre donc. Désapprendre par exemple que l’indépendance de la Banque centrale européenne s’imposerait. L’institution n’est responsable devant personne et remplit pourtant « un attribut essentiel de la souveraineté », la création monétaire. Est-elle d’ailleurs vraiment apolitique puisque sa présidente, Christine Lagarde, appartient à la famille des conservateurs européens (PPE), tout comme Luc Frieden, qui l’a côtoyée quand elle présidait le FMI ? Créer de la monnaie en s’endettant auprès de la BCE qui à son tour annulerait la dette est érigé en must par l’ancien banquier d’affaires Pigasse. L’objectif principal : financer un revenu universel, un vrai, une somme identique versée à tous qui permettrait de subvenir aux besoins élémentaires. La paix sociale serait ainsi garantie. Ceux qui voudront gagner plus travailleront, promet l’essayiste, et la croissance sera ainsi alimentée. La manœuvre ne relève pas de l’utopie. Elle a déjà été mise en pratique voilà quelques mois. Ici même. Par le truchement du chômage partiel accordé durant le Grand confinement. Les États l’ont financé par l’endettement et la dette a été rachetée par la BCE (via le quantitative easing). Rien n’empêche d’envisager un tel mécanisme pour payer le développement durable (Pigasse s’intéresse lui résolument à la culture et à l’éducation comme vecteurs d’égalité). Il s’agit en tout cas d’une nouvelle manière d’aborder le changement pour ceux qui s’estiment à la hauteur des enjeux.

Pierre Sorlut
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