La réponse politique au défi de la réglementation du travail via des plates-formes numériques comme Wedely se fait attendre tandis qu’au tribunal, les affaires s’enchainent

Sans filet

Un livreur dans les rues de Luxembourg, mercredi
Photo: Olivier Halmesma
d'Lëtzebuerger Land du 11.07.2025

Lundi après-midi, il a suffi de deux minutes pour renvoyer une affaire Wedely aux calendes grecques (mars 2026). Cette citation directe intentée par un concurrent n’a pu être jugée, car une instruction pénale portant sur des faits similaires est en cours. Une perquisition au siège de la rue Aldringen avait été dirigée dans le cadre de cette dernière affaire pour laquelle Wedely n’est pas inculpé à date.

Profitant d’une nouvelle ère technologique, le travail qui repose sur la mise en relation directe et instantanée entre des prestataires et des demandeurs par l’intermédiaire de plates-formes numériques a été créé au début des années 2010 dans un vide juridique absolu. Si le mot « ubérisation » (tiré de son entreprise phare, Uber) est entré dans le Larousse en 2017, la prise en compte de ses effets délétères, en particulier l’apparition d’une nouvelle forme de Lumpenproletariat, tarde à être prise en compte, particulièrement au Luxembourg.

Maillons indispensables de ce commerce dont l’ampleur a explosé pendant la pandémie de Covid, les livreurs sont recrutés sous le statut d’autoentrepreneur (sauf rares exceptions). Leur indépendance est pourtant toute relative puisqu’ils sont tributaires du bon vouloir de ces plates-formes. Le mode d’attribution des livraisons et la rémunération des courses sont très opaques. Les récompenses attribuées et les sanctions infligées en fonction de leurs performances également. La faible rémunération des tournées leur impose d’accepter le plus de courses possible pour gagner plus. « Ces emplois très faciles d’accès sont souvent occupés par des étudiants ou des sans-papiers. Nous savons que des personnes tournent autour des structures d’accueil de réfugiés pour les recruter, moyennant commission », relate David Angel, membre du comité exécutif de l’OGBL.

Le Parlement européen avait voté le 24 avril 2024 en faveur d’une législation renforçant les droits des travailleurs des plates-formes. Ce plébiscite (554 voix pour, 56 contre et 24 abstentions) visait à changer de paradigme en instituant la présomption d’emploi plutôt que la présomption d’indépendance. Le souhait de Strasbourg était d’entériner le rapport de subordination entre les plates-formes et leurs livreurs et ainsi favoriser l’emploi salarié (et les droits sociaux qui l’accompagnent). Cette volonté a toutefois été très imparfaitement traduite dans la directive adoptée plus tard, le 11 novembre 2024.

Alors que les députés européens ambitionnaient de créer un cadre harmonisé au sein de l’UE qui garantirait la sécurité juridique de ces travailleurs parmi les plus fragiles, l’opposition de la France et de l’Allemagne a sapé les ambitions initiales. Le principe d’uniformisation est oublié, ce sont désormais aux États membres de déterminer les modalités qui permettront de faire la distinction entre emploi salarié et indépendant. Ils ont jusqu’au 2 décembre 2026 pour s’exécuter. Au moins, la directive impose une gestion transparente du traitement des données personnelles et des mécanismes de surveillance des livreurs.

En attendant, les tribunaux sont occupés. En France, la tendance est en faveur des livreurs. Dès 2022, Deliveroo a été reconnu coupable du délit de travail dissimulé et condamné au paiement d’une amende de 375 000 euros (le maximum en pareil cas) et de dommages-intérêts à hauteur de quelques milliers d’euros à chacun des 116 livreurs qui s’étaient portés parties civiles. Dans son édition du 6 juin 2025, Le Monde avance que, depuis le début de l’année, 46 coursiers de la même plate-forme de livraison de repas ont été reconnus comme salariés par les tribunaux français, « confirmant l’existence d’un lien de subordination entre eux et Deliveroo. »

Les procès de Wedely

Les affaires se succèdent également dans les salles d’audience du plateau Saint-Esprit. Suite à un rapport de l’ITM, la société H.T. Layer Europe, qui gère la marque commerciale Wedely, a été condamnée le 27 octobre 2022 par la Cour de cassation pour travail clandestin. Les trois gérants de l’enseigne de livraison de repas se sont vus sanctionner d’amendes de 5 000 euros chacun, la Cour considérant illégal le recours quasi-systématique à des chauffeurs-livreurs indépendants.

À l’heure actuelle, Wedely fait face à au moins trois autres affaires du même type. Pourtant, le 8 mai dernier, le tribunal du travail a livré une décision différente sur un cas portant sur des faits de travail dissimulé. La Cour s’est déclarée incompétente pour juger les demandes d’un livreur et a jugé ses demandes non fondées. Le jugement démontre pourtant la complexité des montages juridiques organisés pour le recrutement des livreurs.

Le plaignant s’était inscrit sur le site wedely.com, puis avait reçu un premier contrat de H.T. Layer Europe pour en signer un autre le lendemain avec une troisième société affiliée : Weservices. Lorsque, trois mois plus tard, Wedely l’informe de la fermeture de son compte, le livreur demande les motifs de son licenciement. C’est Weservices qui lui répond, contestant toute relation de travail. Les mails et les chats sur Telegram (la seule messagerie utilisée par Wedely) ou l’utilisation impérative de l’application WeDriver pour organiser les tournées laisseraient toutefois penser le contraire.

Sur son site internet, Wedely recrute toujours des indépendants, arguant que l’on peut devenir « un WeDriver Pro et commencer à livrer en 48 heures ! ». Elle vend son attractivité ainsi : « Entre le pick-up et les livraisons, relax, vous faites vibrer votre musique et vous vous promenez en ville. » Grâce à « votre véhicule ou votre scooter », elle promet de gagner « jusqu’à 200 euros par jour de manière simple » en livrant « quand vous voulez – pendant une heure, un week-end ou toute la semaine ! Vous serez indépendant et libre de travailler selon vos propres disponibilités. »

Depuis sa première condamnation, Wedely sous-traite également une partie de ses livraisons avec la société Fast Tracks food delivery, qui travaille aussi avec d’autres acteurs (Foostix et Sushi Shop).

Un projet de loi à l’étude

Une proposition de loi déposée le 4 mai 2022 par Myriam Cecchetti (Déi Lénk) puis Marc Baum (même fraction) vise à établir « un cadre légal clair, fixant des critères objectifs pour distinguer le travailleur indépendant du salarié. » Dès octobre 2022, la Chambre des salariés donnait un avis positif : « La CSL approuve et soutient entièrement la présente proposition de loi. » En mai 2024, la Chambre de commerce livrait un tout autre point de vue, considérant qu’ « il n’est pas pertinent de vouloir légiférer au niveau national au regard de la dimension transfrontalière que revêt l’activité des plates-formes de travail numériques et de la nécessité d’appliquer des règles uniformes à l’échelle européenne. »

Marc Baum affirme au Land qu’il compte « relancer le sujet en automne ». Il sait que le texte devra être modifié pour se conformer à la directive européenne, mais il ne veut pas céder : « nous souhaitons évidemment garantir un maximum de droits et de filets de protection aux travailleurs de plates-formes et proposer un texte plus ambitieux que la directive. »

Contacté par le Land, Marc Spautz (CSV), député et président de la Commission du travail à la Chambre, reconnait là « un sujet particulièrement important puisque le phénomène prend de l’ampleur ». Il explique que, s’il n’est pas à l’ordre du jour de la Commission, c’est parce que « l’avis du Conseil d’État ne nous est pas parvenu à ce jour. Ce n’est donc pas un oubli, mais plutôt une question d’organisation du travail parlementaire. » Il salue « l’étape importante » que constitue l’adoption de la directive européenne « qui fixe des règles minimales communes à l’échelle européenne, ce qui est une avancée. » Il informe enfin que le ministère du Travail étudie ce dossier et qu’un projet de loi est en cours de préparation.

En attendant que se crée un cadre légal capable de protéger ces livreurs qui œuvrent dans une zone sombre du marché de l’emploi, la gig economy (économie à la tâche) prospère en exploitant à bon compte des personnes aux statuts souvent très fragiles, pour qui ces livraisons représentent généralement la seule source de revenus possible. p

Erwan Nonet
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