Le projet « Alianza Paraguay » remonte les chaînes d’approvisionnements du crime organisé entre l’Amérique du Sud et l’Europe

Trafic d’armes et meurtre de journaliste

Depuis 1991,  21 journalistes  ont été tués au Paraguay et à  sa frontière
Foto: FS
d'Lëtzebuerger Land vom 11.07.2025

Cándido Figueredo se souvient de ce « nouveau venu », reporter doté d’un solide carnet d’adresses du côté de Ponta Porã au Brésil, ville jumelle de Pedro Juan Caballero située elle au Paraguay, juste de l’autre côté de la frontière. Très vite, les deux journalistes décident de travailler ensemble. Ils s’associeront pendant neuf ans. Leo Veras était un reporter chevronné, doublé d’un photographe talentueux, souvent le premier sur les scènes de crime, pour prendre des photos qu’il partageait ensuite volontiers avec ses collègues. Depuis 1991, sept journalistes ont été tués dans l’exercice de leur métier à Pedro Juan Caballero. Interrogé dans un documentaire en 2017, Leo Veras se disait conscient du danger : « Nous devons tous mourir un jour. J’espère juste que ce ne sera pas trop violent, peut-être juste un coup de feu, sans trop de dégâts. »

Le 12 février 2020, Figueredo et Veras peaufinent leur prochaine enquête sur trafic d’armes entre Paraguay et Brésil. Mais le soir même, alors que Veras s’apprête à dîner, deux hommes masqués font irruption chez lui et lui tirent dessus à douze reprises. Selon le rapport de police obtenu par Forbidden Stories, ses tueurs ont pris le temps de lui placer un bâillon ensanglanté sur la bouche. Le message est clair : faire taire le journaliste. Les tueurs à gages ont été identifiés comme étant liés au Primeiro Comando da Capital (PCC), une puissante organisation criminelle brésilienne qui contrôle les trafics de drogue et d’armes le long de la frontière. Le gang entretient aussi des liens étroits avec des personnalités politiques influentes au Paraguay voisin. Averti par ses contacts au sein des services de renseignements qu’il était le prochain sur la liste, Figueredo a fait ses valises et s’est résigné à quitter Pedro Juan Caballero. Direction les États-Unis avec sa femme.

Forbidden Stories, répondant à sa mission, a poursuivi le travail de ces deux journalistes empêchés d’aller au bout de leur enquête (avec l’OCCRP et cinq autres médias en Amérique du Sud et en Europe). Dans le cadre du consortium international « Alianza Paraguay », nous dévoilons une partie de la complexe chaîne d’approvisionnement des groupes criminels en armes légères. Nous avons identifié les sociétés Global Hawk Defense (GHD), SIT Paraguay et DSR, trois importateurs d’armes représentés par les mêmes individus, qui inondent le Paraguay de pistolets Glock. Cette dernière société, fondée en Autriche et connue dans le monde entier pour ses armes de poing semi-automatiques, n’a pas répondu à nos questions malgré nos nombreuses sollicitations1. L’un de ces importateurs (GHD) fait l’objet d’une enquête du parquet paraguayen pour contrebande. Il a aussi été signalé par les autorités américaines après que des centaines de ses armes à feu ont été saisies et reliées à des crimes violents commis en Amérique du Sud. D’autres armes importées par ce réseau d’entreprises ont été retrouvées chez les auteurs présumés du meurtre de Veras.

Dans le cas du meurtre de Leo Veras, il s’agissait d’un pistolet Glock 9mm, selon l’enquête de l’Association brésilienne de journalisme d’investigation (Abraji). Une analyse approfondie de la police scientifique a déterminé que la même arme avait été utilisée dans sept autres meurtres ou tentatives de meurtre, tous liés au PCC. Mais cette arme n’a jamais été retrouvée. Les rapports de police recensent d’autres pistolets saisis chez les tueurs présumés de Leo Veras. Forbidden Stories et ses partenaires en ont identifié la moitié comme étant des Glock 9mm. Ces pistolets ont été enregistrés légalement, sans avoir été reliés à des activités illicites auparavant, mais ont donc été retrouvés chez des individus liés au crime organisé et soupçonnés de trafic d’armes.

Tous ces Glock 9mm (sauf un) ont été importés entre 2016 et 2019 par un seul revendeur agréé : GHD, l’un des principaux importateurs de la marque autrichienne au Paraguay, qui se présente comme un « guichet unique pour tous les besoins du gouvernement en matière de sécurité et de défense. » Il n’existe aucune trace accessible des contrats conclus entre GHD et le gouvernement paraguayen. Pourtant, la loi exige que de tels accords soient rendus publics. À la place, une part importante des armes importées légalement s’est retrouvée aux mains du crime organisé. Fin 2024, deux employés de GHD ont été inculpés au Paraguay pour trafic d’armes. Alicia Lopez et Jesús Dominguez auraient vendu des dizaines d’armes à feu « de manière irrégulière », selon l’acte d’accusation.

Dans cette affaire, des preuves « indiquent qu’ils [GHD] utilisaient des entreprises plus petites comme prétendus acheteurs et enregistraient les armes au nom d’individus n’ayant rien à voir avec ces acquisitions. L’hypothèse est que les armes étaient destinées au PCC ainsi qu’à d’autres groupes criminels brésiliens », détaille une source proche du dossier à Forbidden Stories.

En février 2022, les autorités judiciaires américaines ont contacté le procureur paraguayen Marcelo Pecci (assassiné plus tard dans l’année alors qu’il était en lune de miel en Colombie) pour lui transmettre un rapport du Bureau des alcools, du tabac, des armes à feu et explosifs (ATF) qui s’inquiétait des liens présumés entre GHD et des trafiquants d’armes. Selon ce rapport, GHD était lié alors à 477 traces d’armes à feu relevées dans toute l’Amérique latine dont 430 rien qu’au Brésil. Les gangs brésiliens s’approvisionnent souvent au Paraguay, où les « contrôles [sont] moins stricts » qu’au Brésil, selon Adrei Serbin Pont, directeur du think-tank régional CRIES. Tous les pistolets concernés sont des Glock.

Avec au-moins 29 140 armes Glock importées au Paraguay entre 2013 et 2023, GHD, SIT Paraguay et DSR sont les trois principaux importateurs de la marque dans le pays, selon les données douanières analysées par Forbidden Stories. « Il est moins suspect pour le vendeur initial de vendre à deux entreprises plutôt qu’à une seule », confie une source souhaitant rester anonyme. Les experts s’accordent à dire que le marché intérieur des armes à feu au Paraguay est déjà saturé et que la demande ne justifie pas de telles quantités. « Si l’on pense à l’utilisateur final, il est clair qu’il ne se trouve pas au Paraguay », ajoute Cecilia Perez Rivas, ancienne ministre de la Justice et conseillère en sécurité. Selon les experts interrogés, le volume considérable d’armes à feu importées devrait alerter les fabricants.

Lorsque Glock a développé ses activités aux États-Unis en 2013 par l’intermédiaire de sa filiale Glock Inc., davantage de pistolets ont commencé à arriver au Paraguay depuis les États-Unis. Ces données montrent que même si Glock est basé en Autriche - un pays aux réglementations d’exportation strictes - la plupart de ces ventes ont été acheminées via des pays dotés de licences d’export plus flexibles, comme les États-Unis. En 2019, l’administration Trump s’est retirée du Traité sur le commerce des armes et a assoupli les contrôles sur les exportations de ces biens. De plus, il apparaît que la plupart des ventes de Glock au Paraguay sont passées par des filiales de l’entreprise au Panama et en Uruguay. Glock n’a pas répondu à nos demandes de commentaires ; n’a pas clarifié ses relations commerciales actuelles ou passées avec GHD, SIT et DSR ; ni expliqué quel contrôle elle exerce sur les ventes de ses filiales au Paraguay.

Certains gouvernements d’Amérique latine ont pris des mesures contre les fabricants d’armes qu’ils jugent responsables de l’afflux d’armes illégales sur leurs territoires. Au Mexique, par exemple, plus de 70 pour cent des armes à feu utilisées par le crime organisé proviennent de seulement trois pour cent des fabricants américains. Le gouvernement mexicain a donc intenté une action en justice contre six entreprises basées aux États-Unis dont Glock, invoquant les « dommages considérables » qu’elles auraient provoqués et qui auraient « facilité activement le trafic illégal d’armes à feu vers les cartels. » La Cour suprême des États-Unis a finalement rejeté le dossier, estimant que « la plainte du Mexique n’allègue pas de manière plausible que les fabricants de pistolets ont aidé et encouragé les vendeurs d’armes à feu à en vendre illégalement à des trafiquants mexicains ».

« Que doit faire une entreprise responsable ? Elle doit contrôler et faire respecter les normes tout au long de sa chaîne de distribution. Ceux qui vendent leur production doivent être tenus de respecter certaines normes pour empêcher le crime organisé d’avoir accès à ces armes », juge Alejandro Celorio Alcántara, ancien conseiller juridique du ministère mexicain des Affaires étrangères. « Aujourd’hui, ces entreprises n’assument aucune responsabilité : elles ne sont pas obligées de veiller à ce que leurs produits ne tombent pas entre des mains criminelles. » Toutefois, selon les bons connaisseurs de ces dossiers interrogés par Forbidden Stories, la responsabilité est partagée : « Tout le monde essaie de pointer l’autre du doigt, mais en réalité, la vérité se trouve quelque part entre les deux », estime Henry Ziemer, chercheur associé au programme Amériques du Center for Strategic and International Studies.

Pour les malheureux piégés au milieu des échanges de tirs, les conséquences sont parfois mortelles. Toutes les personnes soupçonnées d’avoir participé au meurtre de Leo Veras ont été incarcérées en 2020 puis libérées. Son assassinat, comme celui de tant de journalistes avant lui, reste impuni. « Est-ce que cela en valait la peine ? On peut se poser la question, n’est-ce pas ? », s’interroge son ami Candido Figueredo depuis son exil aux États-Unis.

*Forbidden Stories est une organisation journalistiques finissant les enquêtes de journalistes arrêtés ou assassinés

1 Depuis, Glock a répondu au média partenaire autrichien Der Standard qu’elle se conforme « strictement à toutes les régulations propres à la manufacture et à la distribution de pistolets,
y compris les embargos et sanctions ».

Mariana Abreu, Magdalena Hervada, Sofía Álvarez Jurado
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