Perplexes. En fin de matinée mardi, les clients de la station-service de Berchem ne savaient pas trop quoi penser de ce tapis rouge gardé par une hôtesse. Est-ce ainsi que le Luxembourg accueille dorénavant ceux qui font le plein ou achètent leur seau de tabac à rouler ? Cet inhabituel protocole se destinait en fait à l’arrivée du ministre de l’Économie et de l’Énergie, Lex Delles (DP), à l’ambassadeur du Koweït au Belux, Nawaf N. Alenezi, et au PDG de Kuwait Petroleum International, Shafi Taleb Al-Aljmi. Sa marque, Q8, a inauguré mardi, en grande pompe, la reprise de l’exploitation de la plus grande station-service du Luxembourg et d’Europe.
Le grand patron de Q8 a vanté le Luxembourg, « petit pays à la grande histoire, (…) autrefois forteresse et aujourd’hui connecteur des nations ». Le Grand-Duché serait « un marché stratégique » pour sa société. Le groupe koweitien exploite quarante stations dans le pays (sur 230) et, depuis le 1er mai, deux sur les autoroutes (sur huit), celles situées à Berchem, l’une en direction de Thionville/Metz et l’autre sur la route de la capitale, le « Graal », comme la qualifie le coordinateur-pays de Q8 Patrick Sinner. Le pétrolier koweitien a raflé l’appel d’offres pour ces deux stations en janvier a fait valoir le ministre de l’Économie avant d’improviser un lien personnel : « Je vis dans l’Est du pays, prends l’autoroute tous les jours et vois le logo Q8 quand je me rends à mon bureau. » Aussi en charge du Tourisme, Lex Delles a souligné la « visibilité » de cette station-service pour les « millions de touristes » qui font le plein ici. Un présentoir rassemble des prospectus touristiques, visite du Müllerthal ou de la vallée des sept châteaux.
« Ensemble, nous construisons plus que des stations. Nous bâtissons le futur de la mobilité durable », s’emballe le PDG de Q8. Conformément à l’appel d’offres, les bâtiments de l’aire de Berchem seront couverts de panneaux photovoltaïques d’ici la fin de l’année. Les pompes à essence pourront également être remplacées par des chargeurs Q8. C’est aussi une opportunité d’affaires. Les utilisateurs de véhicules électriques restent plus longtemps à la station et ont « de nouveaux besoins », explique Patrick Sinner. Comprendre : sont susceptibles de dépenser plus d’argent.
Les intérêts commerciaux des stations-services sont disputés. L’État concède l’exploitation de ses huit unités sur les autoroutes. Les appels d’offres liées aux deux de Berchem ont été publiés en novembre et portent maintenant sur une concession d’une durée de quatre ans (au lieu de cinq). Le cahier des charges pour le soumissionnaire compte 37 pages. Le choix de l’État devait se diriger vers l’offre qui proposait la redevance annuelle la plus élevée (après avoir franchi certains paliers). L’exploitant doit au moins reverser à l’État deux cents par litre vendu, sept pour cent du chiffre d’affaires pour le shop et le même pourcentage pour le restaurant. Enfin, pour Berchem, le concessionnaire (Q8 donc) a dû payer 4,2 millions d’euros de droit d’entrée. Les redevances des concessions autoroutières ont rapporté 70 millions d’euros à l’État en 2023, informe le ministère des Finances. Les détails de l’offre de Q8 retenue par le ministère de la Mobilité et des Travaux publics pour Berchem ne sont, eux, pas communiqués.
Guerre des pétroliers. Les recettes générées doivent valoir la peine, se dit-on. Une présence mardi matin à Berchem met la puce à l’oreille sur les batailles acharnées qui peuvent se mener en coulisse. « Vous venez en tant que président du Conseil d’État ? », demande-t-on à Marc Thewes qui vient de se faire déposer devant l’entrée du shop. « Non. En tant qu’avocat de la société », répond-il un peu gêné. Pour le compte de Kuwait Petroleum, celui qui siège au Staatsrot sur un ticket CSV a assigné en septembre dernier, les ministres de la Mobilité, de l’Économie (tous deux DP) et celui des Finances (CSV)… ainsi que le pétrolier Aral. Il conteste l’attribution du marché de l’aire de Capellen que Q8 a exploitée pendant dix ans et qui a échu entre les mains du pétrolier allemand. Les plaidoiries sont prévues le 28 octobre.
Mais c’est une autre contestation d’attribution de marché devant les juridictions administratives qui révèle l’agressivité de certaines offres. Pour obtenir l’exploitation de la station de Pontpierre sur l’A3 en direction d’Esch, le groupe Petro-Center (Esso) a promis de reverser à l’État 36,5 pour cent du chiffre d’affaires du shop. « Plus de sept fois le minimum imposé dans le cahier des charges », s’est offusqué l’avocat d’EG Group, Thibault Chevrier. Au nom de la marque sous laquelle il opère, Texaco, EG Group avait tenté en avril 2024 de bloquer la soumission du marché à Petro-Center, détenu par le Luxembourgeois Paul Kaiser. EG Group estimait que la proposition de Petro-Center n’était pas « économiquement viable ». « La vente de produits de tabac représente une proportion particulièrement substantielle du chiffre d’affaires (supérieure à 70 pour cent) et sur laquelle la marge bénéficiaire est tout au plus de neuf pour cent », estimait l’avocat du groupe qui avait terminé troisième de la mise en concurrence. Le 12 février 2023, il avait partagé ses doutes avec le ministère de la Mobilité, responsable de l’appel d’offres : Petro-Center envisagerait de réduire « drastiquement et à dessein le volume des ventes effectuées sur cette station pour concentrer son exploitation sur la vente de carburants ». Dans les jours qui ont suivi, le ministère de Yuriko Backes (DP) s’est à son tour inquiété auprès de Petro-Center : « Un autre soumissionnaire a fait part de ses interrogations en énonçant en substance que le niveau de redevance que vous avez proposé dans votre offre au titre du shop impliquerait votre intention ne pas respecter les obligations prévues par le contrat de concession et relatives aux ventes à réaliser (…), notamment en ce qui concerne la vente de tabac et d’articles pour fumeurs. » Petro-Center avait rassuré : il proposera bien une gamme d’articles pour fumeurs qui correspond « à la demande de la clientèle autoroutière (…), des cigarettes, du tabac à rouler, ainsi que des accessoires de tabac, offerts en conditionnements individuels et en cartouches ». La stratégie de Petro-Center consisterait en fait à réaliser plus de marge sur d’autres produits, notamment la restauration. Pour l’avocat de Q8 cité dans la décision administrative (qui déboute EG Group), l’État se ferait aussi « berner » par Petro-Center, « qui aurait soumis une offre truquée ».
Stranded asset ? L’essence est une Mëllechkou historique à la mamelle moins prolifique. Depuis 2019, les ventes de diesel routier ont chuté de 37 pour cent (de 2 179 à 1 383 millions de litres) selon les derniers chiffres de l’administration des Douanes. Du coup, les recettes des droits d’accises sur les huiles minérales ont reculé de 23 pour cent, passant de 729 millions d’euros en 2018 à 559 en 2023. Celles de la taxe complémentaire sur les carburants ont, elle aussi, baissé de dix pour cent (115 millions d’euros en 2023 contre 128 en 2018). La raison ? La taxe carbone introduite en 2021 a renchéri le prix du gasoil pour les professionnels. Et les remboursements d’accises octroyées par la France et la Belgique aux entreprises de transport ont mis à mal la compétitivité-prix historique. Très sensibles aux prix, les camions s’abreuvent beaucoup moins aux pompes luxembourgeoises. Le responsable du groupement pétrolier Jean-Marc Zahlen estime que les ventes de diesel sur les autoroutes ont baissé de moitié depuis 2019.
Ce développement résulte d’une volonté politique (non sans avoir semé le trouble dans la coalition Gambia) : celle de diminuer drastiquement le Tanktourismus. Les ventes de carburant sont la principale source d’émissions de gaz à effet de serre. Selon le Plan national en matière d’énergie et de climat (Pnec), deux tiers des ventes de carburants sont réalisés auprès des transporteurs internationaux et des personnes privées en transit ou résidant dans la région frontalière. La taxe CO2 introduite en 2021 (à vingt euros la tonne et augmentée tous les ans de cinq euros) vise à limiter la vente de carburants aux non-résidents. Et, en vertu du principe d’élasticité-prix, cela marche parfaitement. Le Statec considère que cette hausse graduelle de la taxe sur les émissions devrait permettre de réduire de soixante pour cent des ventes de carburants aux non-résidents d’ici 2030 (par rapport au volume lorsqu’elle a été introduite). S’ajoute la conversion du parc automobile à l’électrique. Selon les calculs de l’institut national de la statistique, « à politique inchangée chez les pays voisins », les ventes de carburant disparaîtraient d’ici 2050, celles aux non-résidents disparaîtraient autour de 2040.
Mais de nombreuses incertitudes planent sur le trajet vers le zéro fossile dans les stations-services. D’abord l’électrique est très loin d’être démocratisé pour le transport routier. Les camions alimentés au diesel ont de beaux jours devant eux. La Belgique est aussi en train de bouger sur la taxe carbone. Cette semaine, le journal L’Écho rapporte qu’à partir de 2027, « ce sera au tour des ménages de passer à la caisse (…) pour les émissions liées à l’utilisation de véhicules à carburant fossile ». Les producteurs devront acquérir des droits d’émission « et il est fort probable qu’ils répercutent ces coûts sur les consommateurs », notamment à la pompe, écrit le quotidien économique. Ce qui pourrait rendre le Luxembourg compétitif à nouveau. Surtout que l’augmentation de la taxe carbone n’est pas encore votée pour l’après-2026. L’action de la coalition CSV-DP à cet endroit sera déterminante.
Dernier ou nouveau souffle. Dans cette phase de transition, pour l’État, le manque à gagner des accises sur le diesel routier est compensé par la taxe CO2. Elle a rapporté 237 millions d’euros en sa troisième année d’existence. Pour les stations-services autoroutières, le nouveau produit d’appel est le tabac. On admire ses différentes déclinaisons dans une majestueuse vitrine à l’entrée de la station Berchem. Et il faut croire que le dumping sur les prix du tabac maintient un certain intérêt pour l’essence et les stations-services autoroutières luxembourgeoises. La convergence des prix à la pompe dans les pays de la Grande Région n’a pas ralenti la consommation de carburant au Luxembourg pour les particuliers. La quantité d’essence qui leur a été vendue a augmenté de seize pour cent entre 2018 et 2023. (Et avec l’augmentation des accises depuis 2019, les recettes publiques liées à la vente d’essence ont progressé de 35 pour cent sur cette période.)
La clope prend donc de plus en plus d’importance dans les caisses de l’État. Selon les chiffres des Douanes, les ventes de tabac ont rapporté 1,2 milliard d’euros au Luxembourg en 2024. (En 2023, ces recettes s’élevaient à 1 milliard, à 870 millions en 2022). Cette manne équivaut à 1,4 pour cent du PIB. Or, un projet de directive discuté à Bruxelles pourrait faire bondir le prix du paquet luxembourgeois de 3,5 euros, selon les calculs du producteur Landewyck cité par L’Essentiel. Le cas échéant, le tarif de la cigarette vendue au Luxembourg convergerait avec celui pratiqué dans les pays voisins et endommagerait sévèrement l’intérêt des stations autoroutières, ainsi que tout pan de l’économie nationale. Le groupement des pétroliers admet suivre ce qui se dit sur cette directive « accises du tabac » (l’idée est de lier le montant de la taxe au pouvoir d’achat). Une source de l’administration luxembourgeoise ne croit cependant pas à un alignement des positions entre les États européens. Les questions de fiscalité requièrent l’unanimité. Le Luxembourg n’utilisera certainement pas son veto pour vendre plus de tabac. Mais il trouvera sans doute quelques États plus grands, comme l’Allemagne, derrière lesquels se cacher. Et il continuera à dérouler le tapis rouge aux fumeurs de passage ou à d’autres qui font commerce de cet avantage dans leur pays d’origine.
Diplomatie de la pompe
Face à l’assistance et à la sandwicherie Panos de la station de Berchem, l’Ambassadeur du Koweït pour le Belux, l’Otan et l’UE s’est félicité du développement luxembourgeois de Q8, « marque ambassadrice du Kowëit dans le secteur de l’énergie ». Nawaf N. Alenezi a ensuite adressé au gouvernement luxembourgeois, « because at the end of the day, I’m a diplomat », sa « position de principe » au Proche-Orient, région qui connaît « une période tumultueuse » : « Le gouvernement luxembourgeois s’est toujours tenu du bon côté de l’histoire ». Les célébrations d’investissement comme celles à Berchem mardi seraient l’occasion de « rassembler le Sud et le Nord pour bâtir un futur meilleur pour nos enfants ».