Quinze ans après le rapport Dostert, Blandine Landau démonte le mythe d’un Luxembourg innocent face aux spoliations des juifs. Mais la publication de sa thèse est ralentie

« On ne peut pas se construire sur des mensonges »

d'Lëtzebuerger Land vom 11.07.2025

d’Land : Qu’est-ce qui vous a amenée à vous intéresser au sujet de la spoliation des personnes juives (ou définies comme telles par les nazis) durant l’Occupation ?

Blandine Landau : J’avais été sensibilisée à la question à travers mon travail de conservatrice du patrimoine, en menant des recherches de provenance sur les œuvres issues du pillage des Allemands. J’étais déjà installée au Luxembourg, où mon mari travaillait, et j’avais débuté une première thèse d’histoire sur le marché de l’art — un domaine où les enjeux de dépossession sont très présents. Quand un poste s’est ouvert au C²DH, j’ai proposé un projet axé sur les œuvres d’art, un angle qui n’avait été que très peu couvert jusque-là au Luxembourg. Ma candidature a été retenue.

Comment avez-vous abordé le sujet ?

Ma thèse a deux volets. Le premier traite du pillage d’œuvres d’art, le second de la dépossession dans ce que j’ai appelé la zone BAB, donc les rues du Brill, de l’Alzette et des Boers (actuelle rue Nelson Mandela, ndlr.) à Esch-sur-Alzette. J’ai cherché à savoir, dans chaque cas, ce qui existait entre 1935 et 1940, qui étaient les personnes ensuite considérées comme juives, ce qu’elles possédaient, et comment s’est passée la dépossession entre 1940 et 1945. Pour le volet sur l’art, je suis partie de mots-clés comme « Galerie » ou « Ausstellung » dans les journaux numérisés par eluxemburgensia. C’est une ressource extraordinaire, et je ne remercierai jamais assez les concepteurs et toutes les petites mains qui ont scanné ces documents. J’ai pu cartographier les acteurs du marché de l’art, identifier des familles juives collectionneuses — une douzaine de cas — en m’appuyant aussi sur des archives familiales, des photographies, et des sources d’après-guerre. Cela va à l’encontre du cliché selon lequel il n’y aurait pas eu de propriétaires juifs d’œuvres d’art au Luxembourg, comme avait pu l’affirmer Paul Cerf avec la phrase : « Pas de Rothschild parmi les Juifs luxembourgeois ».

Et comment se faisaient les spoliations dans le domaine de l’art ?

Ce n’est pas toujours une « spoliation » au sens juridique, souvent c’est du pillage pur, donc sans trace. J’ai trouvé des éléments dans la comptabilité de deux marchands qui achetaient massivement des œuvres avant même les lois d’avril 1941. On peut relier ces achats à des familles juives identifiées, comme les Geiershöfer ou les Deutsch. Dans les archives du ministère français des Affaires étrangères à La Courneuve ou celles de l’Office de récupération économique à Bruxelles, on trouve aussi des témoignages d’après-guerre sur la manière dont ces œuvres ont été saisies. En comparant, on se rend compte que dans de nombreux cas les marchands d’art qui vendent des œuvres au « Landesmuseum » (l’actuel Musée national d’archéologie, d’histoire et d’art, ndlr.) sont les mêmes qui pillent chez les familles juives.

Quels sont les obstacles que vous avez rencontrés en cours de recherche ?

Ayant pratiqué la recherche dans d’autres pays – en France, en Belgique, en Allemagne, aux États-Unis –, il y a certains blocages qui étaient inattendus. Je suis conservatrice de métier. Les autres conservateurs sont mes collègues et je comprends certaines contraintes juridiques et pratiques auxquelles ils font face, mais j’ai eu quelques surprises. Le cadastre, par exemple, a été totalement fermé. Pour la deuxième partie de la thèse, le projet d’origine, c’était de faire une étude comparative sur quatre ou cinq zones géographiques. On l’a vite abandonné, notamment parce que, pour certaines communes, il a été impossible d’accéder aux fiches du bureau de la population, qui ont été, pour moi, une source essentielle. Sans cette source, je ne pouvais rien faire, parce que je ne sais pas qui habitait dans telle zone à telle époque. A contrario, des institutions comme les archives d’Esch ou d’Ettelbruck ont été d’une aide précieuse.

Pourquoi vous êtes-vous concentrée sur des zones géographiques spécifiques ?

Parce que se focaliser uniquement sur les œuvres d’art donne une image biaisée. Ces biens appartenaient à une minorité au sein de la minorité. Je voulais montrer la réalité plus large de la population juive, dans sa diversité. Pour cela, j’ai utilisé, entre autres, la comptabilité allemande, les Kontobücher du Chef der Zivilverwaltung (CdZ). Ces registres décrivent les types de biens confisqués : mobilier, entreprises, comptes bancaires, logements — même les baux locatifs. Ces derniers sont souvent ignorés, alors que si une personne continue à payer un loyer, elle a des droits. Être évincé sans compensation, c’est aussi une forme de spoliation. Si j’ai mené cette étude, c’était aussi pour montrer l’impact à long terme de la dépossession. L’impact sociologique de la persécution a été absolument massif. Isabelle Bakouche, qui a codirigé ma thèse avec Sarah Gensburger, Andreas Fickers et Denis Scuto, évoque ces changements au niveau de la composition de population dans les îlots considérés comme des quartiers juifs à Paris avant la guerre.

Quel rôle ont joué les autorités luxembourgeoises ?

C’est une question de chronologie. Dès les premiers jours de l’Occupation, la Commission administrative luxembourgeoise met en place des mesures soi-disant protectrices – nommer des commissaires gérants, mettre sous tutelle des biens –, mais qui dans les faits facilitent le pillage. J’ai retrouvé, dans ma zone d’étude, des listes de saisies où l’on voit que les personnes qui se rendent dans les magasins des personnes juives ne s’arrêtent pas au matériel commercial ; ils prennent tout, y compris des objets domestiques. Ces commissaires deviennent ensuite collaborateurs actifs, puis travaillent avec la Revisions- und Treuhandgesellschaft. Dans les semaines suivant l’évacuation de mai 1940, des biens sans propriétaire identifié sont collectés dans des gymnases ou écoles, pour être rendus aux habitants à leur retour. Sauf que les juifs, eux, ne sont pas autorisés à revenir. Les objets restants sont vendus. J’ai retrouvé des lettres du service juridique communal se demandant quoi faire de ces biens… Elles concluent qu’il faut les vendre, le produit revenant à la commune.

Est-ce que ce que vous avez réussi à reconstruire des parcours individuels ?

Oui. Par exemple le parcours de Léo Tarler, un jeune photographe, qui fuit avec sa femme et son père. Ils sont arrêtés et déportés. Son père tente de revenir après la guerre, mais comme son logement appartenait à son fils, il n’a plus droit à rien. Ou encore les frères Reis qui partent de rien et créent deux boutiques. La guerre les pousse à fuir. La veuve du cadet revient seule avec quatre enfants. L’administration lui interdit de rouvrir les magasins, au nom d’une prétendue « concurrence déloyale ». On lui accorde seulement 24 heures pour vider les comptes...

La question des réparations se pose-t-elle ?

Il s’agit d’une question politique. En tant qu’historienne, je ne peux pas trancher sur l’indemnisation. Mais je peux dire que les méthodes dominantes s’appuient sur la comptabilité allemande, ce qui exclut tous les biens pillés hors de ce cadre ou donnés gratuitement à des associations pro-nazies, ou aux communes. De nombreux objets ont été cédés à vil prix, pour favoriser l’adhésion de la population. Là aussi, ça veut dire que le montant du bien tel qu’indiqué dans les registres de comptabilité est très inférieur à sa valeur de marché.

Quelles influences ont eu vos deux directrices de recherche qui ont codirigé votre thèse depuis Paris ?

Énormes. Isabelle Bakouche et Sarah Gensburger m’ont transmis une approche micro-historique, ancrée dans les réalités sociales, dans la sociologie urbaine. Cela m’a permis de me démarquer des travaux précédents, notamment ceux de la commission Dostert, qui a travaillé de 2001 à 2009, et qui avait surtout pris une approche par le haut. J’ai voulu faire autre chose.

La publication de votre thèse est aujourd’hui ralentie à cause des demandes d’anonymisation des Archives Nationales…

Elles concernent la quasi-totalité des personnes que je cite. Or il s’agit de personnes qui sont mortes, en quel cas la RGPD ne s’applique plus, et de personnes dont le nom figure pourtant dans la presse de l’époque, avec adresse et numéro de téléphone. Sans compter qu’il s’agit souvent de personnes publiques, dont les activités pendant la guerre ont déjà été mentionnées par d’autres chercheurs. C’est un peu schizophrénique comme situation, mais c’est bien ce qui bloque une partie de la diffusion de mon travail de recherche.

Qu’est-ce qui vous a le plus touchée dans cette recherche ?

Les familles. Dans l’écrasante majorité des cas, elles me contactent sans rien réclamer. Juste pour comprendre. J’ai rencontré cette dame extrêmement gentille à Montréal, survivante d’Izieu ; je lui apporte des images d’archives que j’ai trouvées sur ses parents, notamment des demandes de renouvellement de la carte de police des étrangers, avec leur signature. Et là, elle se met à pleurer et me
dit : mais c’est la première fois que je vois une trace humaine de mes parents. Déjà, elle n’avait quasiment pas de photos, mais là, c’était quelque chose de beaucoup plus fort – leur présence physique dans ce geste.

Comment voyez-vous le rôle de votre travail dans le processus de mémoire et de justice concernant les spoliations ?

Je pense que la seule façon d’expliquer ce qui s’est passé lors des spoliations, c’est de tout mettre sur la table. On ne peut pas se construire de façon structurée sur des mensonges. Et c’est là le travail des historiens et je suis extrêmement honorée d’avoir eu cette mission et j’espère l’avoir rempli le plus sérieusement et avec le plus de droiture possible. En tant qu’ancienne fonctionnaire, je reste profondément attachée à cette notion de service public. Mon objectif, c’est d’être utile. De rendre leur place à ces personnes qu’on a complètement effacées et de permettre que le passé soit regardé sous l’angle des faits.

Blandine Landau est historienne et historienne de l’art. Sa thèse de doctorat « À la recherche des juifs spoliés : pillages et ‘aryanisation’ au Luxembourg pendant la Seconde Guerre mondiale » a bénéficié d’un cofinancement de la part de la Fondation Luxembourgeoise pour la Mémoire de la Shoah

Frédéric Braun
© 2025 d’Lëtzebuerger Land