Transformer des idées de merde en or

Une scénographie concrète et hyper-réaliste
Photo: Olympe Tits
d'Lëtzebuerger Land du 27.10.2023

S’il y a bien une ignominie, ce sont les spectacles qui font œuvre de bien-pensance. Peeping Tom n’a jamais eu cette intention. Non plus qu’ils et elles fassent de la « mal-pensance », non, ce que la troupe internationale offre c’est une revisite du concept même de « pensance ». Oubliez tout ce qu’on vous a appris du monde, abandonnez les codes des théâtres classique et contemporain. Laissez-vous aller dans l’hémisphère Peeping Tom. Livrez-vous à ce que la poésie elle-même ne saurait mythifier : une indescriptible idée du spectacle vivant, fracassant les traumatismes grâce à ceux en scène, qui en usent tels des prétextes pour un théâtre allant au-delà de l’effet cathartique, jusque dans la résilience.

Souvent, l’art floute les raisons du pourquoi. Souvent, les artistes brouillent les pistes. Peeping Tom dans sa grande bonté se soumet ici à une immense franchise. Usant du théâtre dans le théâtre pour faire parler les comédiens et comédiennes comme sortis de leur personnage. Dans S 62° 58’, W 60° 39’, chacun cherche son chat avec frénésie et virtuosité. Et si le metteur en scène admet en voix off, au-dessus du spectacle, avoir perdu son inspiration, c’est pour mieux faire exulter ses interprètes. En cela, cette dernière création de la Peeping Tom est un bijou scénique. Jusque-là, rien d’étonnant étant donné que la compagnie belge a fondé toute son esthétique sur des scénographies concrètes et hyperréaliste, d’où jaillissent des personnages surréalistes, modelé par des états mentaux perturbés.

En 1999, avec le spectacle Caravana, Gabriela Carrizo, Franck Chartier et Eurudike De Beul font germer Peeping Tom. Ces « voyeurs », comme ils se décrivent-alors, vont dès lors distiller un univers qu’ils décriront comme « instable ». S 62° 58’, W 60° 39’, n’échappe pas à cette instabilité qui se révèle ici au premier degré, comme à tous les autres niveaux. Dans ce dernier spectacle, Chartier à la mise en scène, déconstruit la notion de théâtralité au pic à glace, et ce, jusqu’au terme du spectacle, dès lors que Romeu Runa s’infiltre au-delà du décor pour briser le quatrième mur qu’il qualifiera même de « froid », avant de se lancer dans un final théâtro-corporel magnifique, ce genre-là qui fait sortir les rombières de la salle, et détourner le regard des plus prudes, montrant l’effet Peeping Tom dans toute sa puissance… « Même ton trou du cul sent la merde », entendrons-nous quelque part dans cette fin explosive, reprenant frontalement la bousculade requise, et dans le sous-texte les doutes qu’éprouvent tout artiste digne de ce nom.

En effet, S 62° 58’, W 60° 39’, aborde avec puissance ce naufragé qu’est l’artiste, le bateau échoué, coincé par le froid, devant une montagne de glace, fait décor pour se montrer telle l’allégorie de la stérilité créatrice d’un metteur en scène perdu en lui-même, face à ses interprètes, tous et toutes fantastiques et donc ingérables, comme si cela allé avec la virtuosité de nos divas. Facteur compréhensible quand on note que Pepping Tom, c’est près de 25 productions sur vingt ans… 25 créations d’ampleur et d’autant de géniales, 25 « bateaux » à mener à bon port bravant les tempêtes technico-logistiques et crises artistico-existentielles. Aussi, le voyage a été long et le sera sûrement encore, chaotique par endroit, génial évidemment, piégeux à l’heure actuelle, c’est ce que l’on ressent en tout cas devant la profondeur livrée à nu de ces personnages mi-hommes et femmes, mi-comédiens et comédiennes. S 62° 58’, W 60° 39’ c’est l’histoire d’une magnifique remise en question d’un théâtre qui a marqué son temps et continue de le faire avec magnificence, dès lors embarqué dans la fragilité, la confession de celle-ci, et les sacrifices pour la surmonter, mais aussi dans la représentation de cette cruelle dualité que d’être artiste du spectacle vivant : quelque chose à la scène, quelqu’un à la vie, ou l’inverse, on s’y perd nous-mêmes.

Alors, évidemment qu’il se doit de voir un Peeping Tom, une fois, au moins… On parle de ce genre de spectacles qui font tanguer les dogmes du spectacle vivant actuel, à l’image du vacillement du tout visible en scène dans S 62° 58’, W 60° 39’. Peeping Tom est de ce genre de compagnie qui fait rééditer les manuels d’enseignement du domaine… Et là encore, les voilà bousculer tout le monde, des spectateurs, aux interprètes, en passant par le metteur en scène et même ceux qui les programme.

Godefroy Gordet
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