Entretien avec Régis Moes, historien et conservateur au MNHA

Oralité, médiation et matérialité

d'Lëtzebuerger Land vom 19.05.2017

Né en 1986, Régis Moes a étudié l’histoire à l’Université libre de Bruxelles, à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et à l’École normale supérieure. En 2010, son travail de Master 2 sur les Luxembourgeois au Congo belge décroche le « prix du meilleur mémoire de master » de la Fondation Robert Krieps, et sera publié aux Éditions d’Lëtzebuerger Land sous le titre Cette colonie qui nous appartient un peu. En 2014, il interrompt son doctorat à l’Uni.lu pour devenir conservateur au Musée national d’histoire et d’art (MNHA), où il est chargé d’« histoire contemporaine luxembourgeoise » et des « arts décoratifs et populaires ». L’exposition La Guerre froide au Luxembourg (d’octobre 2016 à janvier 2017) fut sa première exposition.

d’Land : Pour monter une exposition, votre approche en tant que curateur varie-t-elle de celle que vous auriez eu en tant que chercheur universitaire ?

Régis Moes : Au départ, non. On commence par se lancer dans la bibliographie et par analyser qui a écrit quoi sur le sujet. Après, on part éventuellement à la recherche de sources dans les archives. Mais la différence principale, c’est qu’un article scientifique, on l’écrit quasiment pour soi-même ; à la limite, on est heureux si une vingtaine de spécialistes le liront... D’ailleurs c’était une des choses qui me déplaisaient le plus pendant mes études ; je n’ai jamais aimé faire des recherches tout seul dans mon coin. Une exposition par contre, on la monte pour attirer les gens.

C’est donc principalement un exercice en vulgarisation ?

La recherche purement scientifique s’occupe trop peu de la médiation. Ici, on a conçu une exposition pour le grand public. Il ne faut jamais perdre de vue que les gens viennent dans leur temps libre. La visite ne doit donc pas s’apparenter à une corvée. On ne fait pas un livre qu’on accroche ensuite au mur. En tant que curateur, tu es sans cesse confronté à un dilemme : soit faire des longs textes explicatifs, au risque de transformer l’expo en « Textwüste » ; soit travailler avec des textes plus courts, quitte à perdre quelques nuances. Ensuite, on doit toujours se poser la question : Comment pourrais-je représenter ceci ou cela ? Il faut une matérialité : des objets visuels ou multimédias, capables de conférer une ambiance. Il y a des contraintes auxquelles, en tant que néophyte, on ne s’attend même pas : Lorsque tu fais une visite avec d’autres professionnels de musée, ils vont d’abord regarder le plafond et l’éclairage. Quant aux chapitres de l’expo, ils sont dictés en partie par la configuration des lieux. Le MNHA est situé en pleine vieille Ville. Cela a son charme, mais nous pose aussi devant des problèmes logistiques : pour certaines pièces, les ouvertures sont petites. On ne peut y faire rentrer des objets trop volumineux, comme des jeeps ou des tanks.

Pourquoi avez-vous choisi la Guerre froide comme sujet pour votre première exposition ?

Ce choix est le fruit de discussions avec les collègues et avec notre directeur, Michel Polfer. Le sujet nous semblait intéressant parce qu’il va à l’encontre du « master narrative » qui veut qu’après la Seconde Guerre mondiale, le Luxembourg était une nation unie. Ensuite, il nous semblait que la Guerre froide était de plus en plus mise en arrière-plan. On voulait au contraire montrer les tensions qui existaient au sein de la société luxembourgeoise de l’après-guerre. Enfin, on était frappé par le fait que de nombreuses publications traitant des années 1945-1990 faisaient abstraction du cadre international. Comme si c’était tellement évident qu’il ne fallait plus s’y arrêter. Or, sans inclure le contexte de la Guerre froide, on ne comprend pas certaines positions du gouvernement luxembourgeois. Pour nous, l’exposition était donc également une manière de relancer la thématique. D’ailleurs, cette année, plusieurs masters sont en préparation à l’Université du Luxembourg sur le sujet. Mon espoir est que si, dans cinq ans, quelqu’un d’autre refaisait une exposition sur le même sujet, celle de 2016/2017 sera dépassée.

Vous êtes également passé d’une recherche basée principalement sur les documents d’archives à l’oralité et aux différentes formes que prend la mémoire. Je trouvais que les témoignages dans la dernière salle de l’exposition étaient un des points forts de la visite.

On voulait faire sentir le climat de peur. C’est pourquoi nous avons eu recours à de nombreuses interviews. On avait lancé un appel à témoins. Dans l’espace de 18 mois, j’ai dû parler à une centaine de personnes ; cela allait de l’anecdote recueillie au hasard, par exemple entre deux toasts lors d’un vernissage, jusqu’à des entretiens semi-dirigés, dont huit ont été filmés. Je voulais représenter tout le spectre politique, de l’ancien directeur des Services de renseignements aux militants communistes. Il s’agissait de montrer que, en fonction du côté duquel on se situait, les vécus ont pu être très différents. Pour les entretiens, il faut être aussi diplomate, nuancé et scientifique que possible. Il faut également être honnête avec les témoins : leur expliquer le contexte de l’exposition, les prévenir qu’on parlera avec d’autres personnes. Ainsi je les ai également rendus attentifs au fait que j’ai un engagement politique [comme conseiller communal LSAP à Niederanven, ndlr.]. Mais je ne suis pas quelqu’un qui aime « stëppelen », d’ailleurs on aurait pu s’imaginer une exposition beaucoup plus provocatrice…

Vous avez assuré personnellement de nombreuses visites guidées…

…une bonne cinquantaine. J’aime bien ce contact direct avec les visiteurs. Je voulais avoir des retours directs, étant donnée que c’était ma première exposition et qu’au Luxembourg, il est rare de lire des critiques vraiment critiques. (Mais je ne voulais pas non plus assurer trop de visites guidées, car les guides freelances en vivent.) Une chose que j’en ai retirée est le contraste entre les mémoires des uns et des autres. Pour la crise de Cuba, par exemple, certains visiteurs se rappelaient que leurs parents stockaient des conserves, alors que d’autres disaient : « Mir kruten näischt dovunner mat ».

Vous êtes également chargé de la collection d’objets liés à l’histoire luxembourgeoise contemporaine – quelles priorités vous êtes-vous donné ?

À vrai dire, je n’ai pas encore défini un concept pour la collection : je veux d’abord accumuler plus d’expériences. Jusqu’ici, c’est l’occasion qui fait le larron. Le plus souvent, une famille appelle le MNHA en cas de décès du grand-père ou de la grand-mère. On tente alors de déterminer depuis quand la maison est dans la famille, puisque, à chaque déménagement, des objets sont jetés. Les visites des lieux sont très imprévisibles : il y a un an, on nous avait appelés pour des bibelots religieux que contiendraient une maison en Ville. On en est reparti avec une camionnette bourrée de vêtements, de journaux, de gadgets publicitaires d’anciens magasins, d’affiches et de tracts et même d’un drapeau américain cousu à la main avant l’arrivée des troupes alliées. Ce n’est qu’après que le gros du travail commence. Il faut également faire la paperasse actant le transfert de propriété à l’État, nettoyer les objets, en restaurer certains, les inventorier. Des fiches doivent être créés contenant le maximum de données, notamment sur la provenance. Jusqu’ici, la loi sur le patrimoine est floue concernant le mobilier. J’espère que la loi sur l’archivage va accélérer une prise de conscience.

Bernard Thomas
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