Jorge de Moura, musicien et sonoriste, façonne un univers singulier. Portrait

Poly-gammes

d'Lëtzebuerger Land du 11.07.2025

Il aurait pu arriver dans une vieille bagnole cabossée que ça ne nous aurait pas choqué. Mais non, Jorge De Moura préfère le train, et ça lui va bien, tant il voyage aux quatre coins de l’Europe pour fouler des scènes diverses et variées. Il se proclame « musicien polyinstrumentiste autodidacte », et c’est bien vrai, l’artiste est pluriel. On pourrait imaginer cela prétentieux, mais c’est sans l’avoir vu sur la scène, là où il façonne son univers singulier et poly-genré : théâtral, musical et surtout scénique, au sens strict. Le vrai là-dedans, c’est qu’il est un fabricant d’instruments « sauvages », sorte de luthier alternatif, qui fait sortir de son atelier des objets musicaux non identifiés. En tant que musicien, il joue les silences, fait la paix avec les harmonies classiques et oublie les dogmes de l’école musicale, pour faire entendre les musiques de la rue, des planches, et pourquoi pas de la forêt. Compositeur chanteur et guitariste, il navigue autour de différents groupes tels que Grizz-li, Humph, ou le Trioman Orchestri et collabore avec de nombreux artistes parmi lesquels Laura Adammo, Les Krakens, ou Claps.

Musicien, on l’a dit, Jorge De Moura est aussi bruiteur, performer et sonoriste, tout cela à la fois dès que ça parle de musique et de sons. Ce n’est pas pour rien qu’il s’est infiltré dans de nombreuses pièces au théâtre, et qu’il voyage régulièrement à Avignon. D’abord pour Sales Gosses, mis en scène par Fábio Godinho, et puis cette année pour Ce que j’appelle oubli de Laurent Mauvignier et mis en scène par Sophie Langevin, un monologue coup-de-poing, et pour En Quête, fresque sur l’exil et les identités du monde, de nouveau mise en scène par Fábio Godinho. Dans le premier, au côté de Luc Schiltz, il amène une bande-son en apnée sous l’immondice d’une violence gratuite qui amène au meurtre. Dans l’autre, il tient l’espace en compagnie de plusieurs interprètes pour faire musiques des bruits et silences venus d’ailleurs. Cet été donc, il emmène ses drôles d’instruments et son sourire d’anarchiste solaire à Avignon. Là-bas, sous le cagnard de juillet, Jorge De Moura plantera ses sons bruts, bricolés et vivants en quinconce.

Jorge De Moura se définit comme « autodidacte » et « multi-instrumentiste ». Sa relation avec la musique s’est en tout cas construite en dehors des cadres classiques d’apprentissage, « comme beaucoup, musicien ou pas, dans ma chambre d’ado à écouter encore et encore les disques avec lesquels je tombais amoureux, puis de longues heures à les réinterpréter à la guitare ». Et puis, il a monté des groupes, rencontrés d’autres musiciens. « En fait je ne suis pas vraiment autodidacte à bien y réfléchir, mes professeurs ont été tout ceux avec qui j’ai pu jouer ». Son travail musical et sonore s’inscrit dans une démarche expérimentale et dans une vision du son comme de la matière. « J’aime le fait de chercher un moyen d’utiliser les objets ou machines d’une façon détournée et inhabituelle », explique le musicien. Il a autour de lui une « lutherie » alternative et sauvage qui tient une grande place dans son processus créatif. Il fait partie d’un collectif qui s’appelle Du grain à moudre, et a été formé par leur luthier Benoit Poulain, « même si je suis loin d’exceller dans le domaine. C’est un pratique que j’aime beaucoup, autant en termes créatifs que philosophiques », dit-il.

Muni de ces outils, il navigue entre les scènes musicales et théâtrales. Deux univers qui se complètent et qui nourrissent sa pratique artistique globale. Comme il l’explique, « pour moi il n’y a aucune barrière entre les deux pratiques, elles se nourrissent toute les deux dans tout ce qui peux m’arriver. Que ce soit avec une troupe de théâtre ou un power trio rock, je pense qu’on fait la même chose : on se met au service de quelque chose qui nous dépasse, et on crée des instants qui touchent ».

Derrière sa musique, il y a un engagement humain qui se décline dans les diverses interventions qu’il a pu faire auprès de publics amateurs, ou d’enfants en situation de handicap. « Avant d’être intermittent, j’étais animateur en centre de loisirs pendant presque dix ans ». Une dimension de transmission qui a donné du sens à sa propre façon de concevoir la musique, « faire de la musique dans ce genre de contexte m’a beaucoup ouvert l’esprit sur ma pratique de la musique, sur la pression qu’on se met et qu’on met en général aux gens pour que ce soit ‘beau’ et ‘précis’, souvent au détriment de choses aussi importantes que l’expression libre, le geste musical réinventé. Si j’arrive à transmettre de l’envie, c’est l’essentiel », argumente l’artiste.

Cette idée de transmettre l’art, d’ouvrir des ateliers pédagogique et sociaux a d’ailleurs fait naître En Quête, une œuvre explorant les thèmes de l’identité, de l’interculturalité et de la quête de soi. Un projet dirigé par le metteur en scène Fábio Godinho. « Fábio m’a contacté, il lançait un projet avec le Trifolion d’Echternach. Il a recueilli plusieurs témoignages, dont ceux de comédiens, sur le thème de la migration ». Sur cette base, ils créent la pièce collectivement. En Quête entremêle donc fiction (théâtre) et réalité (récits de vie). Jorge De Moura, à la fois créateur sonore et performeur sur scène, a mis du sien dans cette création théâtrale : « J’ai mis des souvenirs, puisque je raconte largement mon histoire et celle de mon père. Et la langue de mes parents, le portugais, que je n’ai pas parlé pendant longtemps, mais avec laquelle je renoue petit à petit. Ça a été un processus de retour aux racines pour moi », dit-il. Dans ce théâtre, les langues, la musique et les cultures se confondent et forment un tout. La pièce traite de l’exil, des identités et de leurs croisements. Aussi, De Moura puise dans des sons, des textures musicales liés à des géographies personnelles et symboliques.

Ses aventures avignonnaises ne s’arrêtent pas là. Il intervient également dans Ce que j’appelle l’oubli, de Laurent Mauvignier, mis en scène par Sophie Langevin. Ici, la musique jouée en direct accompagne un texte chargé de tensions et de silences. Il trouve la justesse sonore pour instruire un dialogue avec le comédien Luc Schiltz, avec qui il tient la scène pendant plus d’une heure. « C’est un texte très touchant. Je ne sais pas si j’ai trouvé la justesse sonore, je l’espère. Pour moi, Luc est le soliste et je l’accompagne, parfois je le guide, et vice versa. C’est une pièce qui demande beaucoup d’écoute entre nous, pour maintenir un juste tempo ». Ce spectacle part d’un fait divers sordide, le passage à tabac d’un homme par les vigiles d’un supermarché, pour une canette de bière, « pour rien », est-il mentionné dans le synopsis. Un sujet qui traite de la violence gratuite et ses mécanismes. Un rapport émotionnel que Jorge De Moura ne peut ignorer, tant cette matière théâtrale décrite comme « une langue sombre, une phrase d’un trait, sans artifice » est précise et très sensible. « Le texte m’a bouleversé, difficile d’y être insensible. Il faut faire attention, parce que tu peux vite tomber dans le figuratif, même si parfois, ça peut marcher. En fait je pense beaucoup au tempo, au relief, à l’espace que je prends et à quel moment ».

Même s’il est habitué à cumuler les projets et qu’il connait bien le Festival d’Avignon, Jorge De Moura va devoir appréhender ce challenge et se dédoubler littéralement, en tant que personnage, comme dans une démultiplication de ses personnalités artistiques. « J’ai hâte, j’adore jouer, les deux spectacles vont prendre du poids, du sens, c’est génial. Ça va être sportif, mais j’essaierai de rester moi-même et d’être concentré de bout en bout », conclut-il le sourire aux lèvres.

Dans le cadre du Festival d’Avignon Off, En quête est joué,
du 5 au 26 juillet, à 19h15, au Théâtre Transerval.
Ce que j’appelle l’oubli, du 5 au 24 juillet à 11h45, au 11

Godefroy Gordet
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