À propos de Alberto Fabio Ambrosio, Le Christ nu et cru. Une spiritualité du dessaisissement

Les embarras du corps

d'Lëtzebuerger Land vom 11.07.2025

Le christianisme a-t-il inventé le corps ? Dans le catalogue de l’exposition Qu’est-ce qu’un corps ? organisée au Musée du Quai Branly à Paris en 2007, l’anthropologue Stéphane Breton rappelle une anecdote rapportée par Maurice Leenhardt, anthropologue et missionnaire protestant œuvrant au début du XXe siècle en Nouvelle Calédonie. Leenhardt demande à Boesoou, un de ses catéchumènes canaques, si ce que l’enseignement chrétien lui a apporté n’est pas la notion d’âme (ou d’esprit). La réponse de Boesoou va à l’encontre des attentes de Leenhardt. Non, selon lui, les missionnaires n’ont pas apporté la notion d’âme aux Canaques, car ils vivaient depuis toujours selon l’esprit. Ce que les missionnaires leur ont apporté de nouveau, continue-t-il, c’est la notion de corps.

J’ai repensé à cette anecdote en lisant Le Christ nu et cru. La spiritualité du dessaisissement
d’Alberto Fabro Ambrosio, professeur de théologie et histoire des religions à la Luxembourg School of Religion & Society. Après plusieurs années d’approfondissement de la dimension mystique islamique, il oriente aujourd’hui ses recherches vers l’analyse des liens entre mode vestimentaire et fait religieux, développant une approche théologique de ces phénomènes socio-culturels. Dans son dernier ouvrage, il place donc en son centre non pas la question de l’âme mais celle du corps. Boesoou avait vu juste : L’originalité de l’anthropologie chrétienne ne réside dans sa découverte de l’âme, qui est une donnée familière dans pratiquement toutes les cultures, mais dans celle du corps, conçu comme fondamentalement différent de l’âme et néanmoins lié à elle.

Une théologie vestimentaire

Tout cela est bien connu. Ce qui l’est beaucoup moins, c’est la manière dont dans l’Ancien Testament, et encore plus dans le Nouveau Testament, cette question de la corporéité est indissociable d’une véritable problématisation théologique de la relation entre corps nu et corps vêtu. Le sinologue François Jullien a montré que la culture chinoise ne connaissait pratiquement pas le nu dans les arts représentationnels, alors qu’il est omniprésent dans la culture occidentale. Il a expliqué cette situation par des différences entre les visions du monde des deux cultures. L’importance de l’ouvrage d’Ambrosio réside dans le fait qu’il montre que dans la religion chrétienne le nu et la nudité ne peuvent être compris en faisant abstraction de leur relation dialectique avec le vêtu. Ambrosio pense donc qu’il faut développer une « théologie vestimentaire », capable d’élucider les tenants et les aboutissants du rôle de la corporéité dans l’anthropologie chrétienne. De fait, lorsqu’on lit Le Christ nu et cru, on découvre que pour cette anthropologie, qui est devenue celle de l’Occident comme tel, le corps est à la fois un profond embarras et la voie de sortie de cet embarras.

Il est un embarras à cause du rôle qu’il joue dans l’histoire de la Chute telle que nous la conte le Livre de la Genèse. Dieu y crée Adam et Ève à son image et il les créé nus (comme les animaux). La nudité fait donc au départ partie de ce par quoi les humains sont des images de Dieu. Elle n’est donc pas une caractéristique marquée. Elle ne le devient qu’après la Chute : après avoir pêché, Adam et Ève remarquent qu’ils sont nus et ils en ont honte. La nudité devient alors la marque de leur péché. Elle est la projection extérieure de leur sentiment de culpabilité intérieur. Lorsque Dieu les chasse du Paradis, il leur donne en même temps leurs premiers vêtements (des peaux de bête). Ceux-ci ont pour fonction non seulement de les protéger mais aussi de cacher leur nudité devenue honteuse. L’idée chrétienne selon laquelle le corps est source de péchés (« La chair est faible ») vient de là.

La nudité du Crucifié comme rachat de l’humanité

La sortie hors de l’embarras est opérée par l’Incarnation. Cette opération constitue une véritable Aufhebung hégélienne ou Kehre heideggerienne qui transforme le statut même de la corporéité : de trace de la Chute elle devient opératrice du Salut. Cette transformation de la valeur ontologique et symbolique de la corporéité transforme aussi la relation entre la nudité et le vêtement. Dans la mesure où le corps dans lequel Dieu s’incarne est un corps humain, le Christ doit être vêtu, comme le sont les humains. Ainsi Jésus est emmailloté dès sa naissance, comme le sont (pensait-on) tous les bébés humains, et la seule fois où il se déshabille est à l’occasion du rituel du baptême par Jean le Baptiste. Cela signifie que le Christ prend aussi sur soi le sentiment de honte qui s’attache à la nudité depuis la Chute.

Cependant en tant qu’« agneau sacrificiel » le Christ est appelé à subir l’extrême de l’humiliation et de la honte (humaines). C’est l’exposition de la nudité qui constitue la honte extrême pour les hommes. La crucifixion étant à Rome le châtiment le plus humiliant le Christ devait être crucifié. Or, pour ajouter la honte extrême à l’humiliation les crucifiés romains étaient crucifiés nus. Dans les Évangiles on apprend que les soldats romains se partagèrent ses habits et jouèrent sa tunique sans couture aux dés, ce qui semble impliquer qu’il a bien été crucifié nu. Certes, dans pratiquement toutes les représentations artistiques, à quelques exceptions près (dont une crucifixion attribuée à Michel-Ange), le Christ est montré portant un pagne (perizonium), donc pas totalement nu. Il n’en reste pas moins que, comme le note Ambrosio, l’hypothèse d’un Jésus nu sur la croix s’accorde parfaitement avec la théologie de la kénose, c’est-à-dire la théologie qui traite des conséquences du fait que Dieu quitte la condition Divine pour devenir homme. Comme la théologie de la kénose affirme la nature radicale du devenir homme de Dieu, la nudité exposée, signe d’infamie suprême, est bien le point extrême de « descente de Dieu dans la condition humaine » (Ambrosio).

Corps de lumière : la nudité de Dieu 

La crucifixion est un évènement paradoxal. Si elle est le moment du dénuement et de la honte suprême du Christ-Jésus qui se sacrifie, elle est en même temps ce qui libère l’humanité. Or, celui qui libère l’humanité n’est pas le Christ-Jésus mais le Christ-Dieu, celui qui va ressusciter trois jours après la mort de Jésus. C’est là qu’intervient une troisième figure de la nudité, distincte à la fois de la nudité de la honte des hommes et de la nudité du sacrifice du Christ-Jésus. C’est la nudité du Dieu Créateur, la nudité de Dieu comme Verbe (qui crée). En effet, « le Verbe est nu », ou, comme le dit Maître Eckhardt, Dieu est « nu sans voile » (« nudum sine velamine »). Cette nudité sans voile n’est pas la nudité d’un corps au sens propre du terme, car Dieu n’a pas de corps au sens où on peut dire que l’homme a un corps. Dieu est pur être qui n’a besoin de rien. Il en découle que du point de vue théologique ce serait absurde de dire de lui qu’il est vêtu, ou qu’il est non vêtu, donc « nu » au sens humain du terme (même si l’iconographie chrétienne, lorsqu’elle l’anthropomorphise le montre toujours habillé). Tout au plus dira-t-on de lui qu’il est (mais non pas qu’il a un) « corps de lumière : il est source de lumière qui irradie, traverse tout, est en tout. Cette troisième nudité, celle du « corps de lumière » est aussi celle du Christ lors de la Résurrection. En effet, selon les Évangiles, le matin après la Résurrection, lorsqu’on trouve le tombeau vide, on y trouve aussi le linceul mortuaire et le suaire – donc les vêtements de Jésus, abandonnés par le Christ-Dieu, au moment de la Résurrection, donc de sa transfiguration « en corps de lumière » uni au Père.

Ces quelques remarques n’ouvrent qu’une petite fenêtre sur la multiplicité des réflexions engagées par Ambrosio. Mais je ne voudrais pas clore ce compte rendu sans attirer l’attention sur un dernier point. En lisant le sommaire de l’ouvrage je fus étonné de ne pas y trouver de chapitre consacré à la problématique de l’« Imitatio Christi », qui occupe une place si centrale dans la manière dont l’Église chrétienne a essayé de comprendre le rapport entre le croyant et Dieu. Mais à la lecture de l’ouvrage je me suis rendu compte que cette absence s’explique par le fait que la question de l’Imitatio constitue en réalité le fil directeur de tout l’ouvrage. Cela ressort déjà de son sous-titre : « Une spiritualité du dessaisissement ». La réflexion théorique d’Ambrosio est en effet au service d’une méditation sur les voies de la vie spirituelle du croyant. Le dessaisissement est ainsi le premier moment sur le chemin de l’imitation du Christ, le moment dans lequel le croyant se dénude ou se laisse dénuder, le moment où il se dévêt de son soi, avant de « se revêtir du Christ » en le prenant comme modèle à suivre.

Cette méditation autour de l’Imitatio Christi est très fine. Si je n’en ai pas tenu compte ici c’est qu’elle s’adresse surtout aux lecteurs croyants. Je me suis limité à l’apport de l’ouvrage à une meilleure compréhension des fondements de l’anthropologie chrétienne, qui reste pour une large part la nôtre, que nous soyons croyants ou non-croyants. Lu dans cette perspective, Le Christ nu et cru est une enquête ethnographique éminemment instructive et passionnante pour quiconque se sent interpellé par le caractère si singulier de notre conception de l’homme, lorsqu’on la compare à celles qu’on trouve dans d’autres cultures. Le premier pas sur le chemin de la compréhension de l’altérité ne consiste-il pas à mieux comprendre sa propre identité ?

Jean-Marie Schaeffer
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