Splitting et individualisation des droits à la pension

Moulin à prières

d'Lëtzebuerger Land du 18.11.2010

« Elle n’a rien travaillé de sa vie, maintenant elle veut continuer de se faire entretenir... » Cette expression classique, aussi maladroite qu’assassine, est toujours servie aux avocats et juges pendant les procédures de divorce, plus de sept ans après le dépôt du projet de loi qui devrait réformer le divorce et apaiser ces situations de crise. Dans la plupart des cas, les juges doivent trancher pour fixer une pension alimentaire et la tendance va clairement dans la direction de pousser les femmes qui ont abandonné leur carrière après leur mariage à tenter de subvenir à leurs propres besoins, à reprendre une activité rémunérée. Or, même en reprenant le travail, il n’est souvent plus possible de cotiser assez pour pouvoir recouvrir une pension digne de ce nom. La question se pose aussi pour les personnes qui ont choisi de réduire leur temps de travail, de prendre un temps partiel pour se consacrer à l’éducation de leurs enfants. L’année dernière, 32 600 femmes ont travaillé à temps partiel pour 7 000 hommes. Or, « travail partiel égal pension partielle », prévient le Conseil national des femmes (CNFL).

Dans une étude de 2004, qui n’a pas été rendue publique (d’Land du 7 mai 2010), le Ceps/Instead a démontré clairement que les séparations ont en général des répercussions catastrophiques sur les femmes et que c’est l’inverse pour les hommes divorcés. Ceux-ci bénéficient d’un accroissement de leur niveau de vie après leur divorce, car ils n’ont que rarement des enfants à charge, sont très souvent actifs et dans de nombreux cas, ils n’ont plus besoin de se montrer solidaires financièrement avec leurs épouses sans emploi.

Les auteurs de l’étude ont donc recommandé au gouvernement d’augmenter le « soutien apporté aux femmes faisant face au divorce, en particulier celles qui sont restées inactives pendant leur vie conjugale. En outre, ce soutien doit survenir très tôt, dès l’introduction de la demande de divorce ou dès la séparation du couple, car (…) cette phase est particulièrement critique chez les femmes, en particulier chez celles avec enfants à charge qui se retrouvent soudain obligées d’assumer seules les charges d’un ménage. » Une aide directe pour subvenir au plus pressant, sans oublier celles qui risqueront de dépendre du revenu minimum garanti parce qu’elles n’ont plus été capables de cotiser assez pour avoir droit à une pension digne de ce nom.

Les banques et compagnies d’assurances proposent, elles, une solution alternative : la pension complémentaire. Mais là encore, tout dépend de la durée du contrat et en plus, femmes et hommes ne recevront au final pas les mêmes montants – même à cotisation égale – car la rente viagère est calculée sur base des tables de mortalité (lire aussi en page 10). Et comme les femmes vivent en moyenne plus longtemps, elles n’auront pas droit au même montant que les hommes.

Au gouvernement, on se tâte toujours. Donnant l’impression de vouloir attendre que le problème se résolve de lui-même avec l’émancipation des femmes. Seulement, de plus en plus d’entre elles ont effectivement choisi de travailler, mais le temps partiel est devenu une option qui leur permet de concilier vie familiale et vie professionnelle. Il y a deux ans, le ministre de la Santé et de la Sécurité sociale, Mars Di Bartolomeo (LSAP) avait proposé de créer une sorte de « chèque-service » par lequel l’État voudrait encourager les hommes et femmes à reprendre leur carrière professionnelle. Il s’agirait de financer une partie des cotisations – soit celle de l’employé, soit de la part patronale. Lors du débat d’orientation à la Chambre des députés sur la réforme du système de pension, le 2 juin 2010, il martela qu’il fallait « propager le ténor que les interruptions de cotisations sont du poison. Chacun doit continuer de s’assurer selon ses moyens. S’il n’y arrive pas, il faut l’aider. C’est mieux que de devoir finir par mendier auprès de l’État et par le Fonds de solidarité. Je pense que si nous commençons par réformer le système des pensions, il faudra prendre des mesures positives sur ce point-là pour garantir la création de droits individuels à la pension. ». La députée socialiste Lydie Err demanda alors, non sans ironie, quel était l’agenda du ministre, et s’il était disposé à le mettre par écrit. Celui-ci lui assura que cette partie allait être intégrée dans la réforme des pensions qui serait finalisée en automne. La discussion devrait donc reprendre après que le ministre en aura fini avec la réforme en matière de santé.

Dans l’intervalle, le sujet sur le splitting et l’individualisation des droits à la pension a ressurgi ailleurs : dans le projet de loi concernant la réforme du divorce. Concrètement, les députés de la Commission juridique proposent d’introduire le principe d’une prestation compensatoire pour la personne qui a interrompu complètement ou partiellement son activité professionnelle pendant le mariage. Cette prestation compensatoire n’est donc pas à confondre avec une pension alimentaire. Elle peut aussi être accordée si le conjoint n’est pas dans le besoin.

Pour en calculer le montant, le Conseil d’État propose, dans son avis complémentaire du 16 juillet 2010, de prendre comme point de repère le salaire dont la personne concernée disposait au moment de l’abandon ou de la réduction de son activité professionnelle. Ni plus, ni moins. Sur cette base, les services de la sécurité sociale pourraient reconstituer la carrière d’assurance restée en friche. Deux solutions sont proposées pour combler le trou via un achat rétroactif de ces droits. La prestation compensatoire, qui représente le montant des cotisations nécessaires, peut couvrir soit les périodes d’interruption ou de réduction de la carrière d’assurance pension, soit « la moitié de la différence des revenus cotisables ou pensions portés en compte au profit des deux époux pendant la période considérée ». Lors du décès du débiteur, les héritiers devraient se charger de la dette, propose en outre le Conseil d’État.

D’ailleurs, celui-ci va plus loin que les députés, qui ne prévoient pas d’obligation de cotiser durant le mariage et se contentent d’une prestation compensatoire lors du divorce. « Si la commission parlementaire veut favoriser la constitution d’une carrière autonome pour l’époux qui ne s’adonne pas ou qui ne s’adonne qu’à une activité professionnelle partielle pour des raisons d’ordre familial et accorder une protection vieillesse individualisée, elle devra introduire une disposition prévoyant une obligation d’assurer le risque vieillesse de cet époux à charge du ménage, écrit-il. Combinée à un système de partage des droits (…), cette obligation aura l’avantage d’assurer à chaque conjoint des droits individuels, indépendamment des modes de répartition du travail domestique et professionnel au sein du couple. » Cette proposition venant du Conseil d’État, on peut donc enfin se mettre à y croire.

Le CNFL se réjouit de cette percée, après avoir tourné dans le vide pendant des années. Or, il s’agit là d’une décision politique que de choisir une voie qui mettra en cause d’autres droits dérivés comme la rente de veuve par exemple. La réforme risque donc de ne pas uniquement faire des heureuses. Mais rien n’empêche une phase de transition – ce serait déjà ça de gagné – avant une individualisation complète des droits à la pension.

anne heniqui
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