Cinémasteak

Se méprendre d’aimer

d'Lëtzebuerger Land vom 24.07.2020

Pour sa réouverture, la Cinémathèque de la Ville de Luxembourg adresse tout au long de l’été une déclaration d’amour au cinéma à travers une sélection de films emblématiques allant de King Kong (1933) à des productions plus récentes telles que Total Recall et Have you seen this Movie ? Il était donc particulièrement difficile de choisir entre All about Eve (1950) de Mankiewicz, All that Heaven allows (1955) de Douglas Sirk, His Girl Friday (1940) de Howard Hawks, ou encore Singin’ in the Rain (1952) de Stanley Donen, parmi d’autres classiques réunis dans la programmation « Why we love cinema ? » (du 3 au 31 août). Notre attention s’est finalement portée sur Le Mépris (1963), aussi bien pour honorer les vivants (Bardot, Godard) que pour rendre hommage à ce grand acteur qui vient de nous quitter, Michel Piccoli.

Avec Le Mépris, c’est tout d’abord la machinerie du cinéma qui est mise à nu. On y déconstruit les conventions et ce, dès le générique de début, qui n’est point écrit mais dit par Godard lui-même : « C’est d’après le roman d’Alberto Moravia. Il y a Brigitte Bardot et Michel Piccoli. Il y a aussi Jack Palance et Giorgia Moll. Et Fritz Lang... ». Le lien avec l’histoire du cinéma est assuré par la présence exceptionnelle du réalisateur allemand, auteur célèbre de Metropolis (1927) et de M le Maudit (1931), tandis que la musique de Georges Delerue insuffle une tonalité lyrique introduisant le spectateur au thème de l’amour (déchu), celui de Camille (Bardot) et de Paul (Piccoli). Cette présentation de la distribution est effectuée au moment où, à l’image, le fidèle chef-opérateur Raoul Coutard est en train d’opérer un travelling latéral.

Le dispositif technique, traditionnellement caché dans les films, intègre enfin le champ de la caméra : une démystification de la technique caractéristique du style de Godard et, plus largement, de la révolution esthétique engagée dans les années 60 (voir par exemple le cas-limite représenté en 1971 par Prenez garde à la sainte putain de Rainer Werner Fassbinder). Puis vient cette déclaration d’amour au cinéma que Godard, malicieux, attribue fallacieusement au critique André Bazin : « Le cinéma (…) substitue à notre regard un monde qui s’accorde à nos désirs. Le Mépris est l’histoire de ce monde ». Le cinéaste est habité comme jamais, et Le Mépris est sans aucun doute l’un de ses plus beaux films. Peut-être parce que l’expérimentation formelle à laquelle s’est si souvent livrée Godard est ici contrainte de composer avec un récit hérité de la tradition antique (l’Odyssée d’Homère en premier lieu).

Une fois la machinerie dévoilée, le film constitue aussi bien une entité finie qu’une production en acte, comme les marques de pinceau se donnant désormais à voir sur la toile des peintres de la Modernité. Les filtres rouges, jaunes et bleu qui scandent la séquence érotique au cours de laquelle Bardot scrute les différentes parties de son corps jettent les couleurs dominantes du Mépris. C’est le rouge de l’amour-sang, le jaune du soleil, l’azur du ciel et des flots qui bordent de toutes parts le film. Soit des teintes méditerranéennes qui reproduisent la polychromie dont étaient autrefois couvertes les statues grecques.

Lors de sa sortie en salle, en 1964, la bande-annonce du Mépris insiste ironiquement sur ses aspects traditionnels : l’histoire d’amour entre Camille et Paul, la gifle, le baiser, une Alfa Romeo... Autant de clichés avec lesquels s’amuse le cinéaste. La star féline aux courbes envoûtantes – dont le cachet, estimé à plus de deux millions de francs, équivaut à la moitié du budget global de la production ! – permettra de faire connaître au grand public Michel Piccoli, alter ego du cinéaste dans le film, qui débutera la même année une longue collaboration avec Luis Buñuel.

Le Mépris (1963), France-Italie, vostf, 103 mn, sera présenté les 13 et 25 août à 20h30, Cinémathèque de la Ville de Luxembourg

Loïc Millot
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