Cinéma

Ceux-là et les autres aussi

d'Lëtzebuerger Land du 26.05.2017

Il n’y a pas d’amour heureux, la formule n’est pas d’Arnaud Desplechin mais de Louis Aragon, d’accord. Mais qui d’autre que le cinéaste pour doubler le poète au jeu de l’observation ? Depuis plus de vingt ans, le réalisateur français, né en pleine Nouvelle Vague, scrute les hommes et les femmes qui s’aiment, qui ne s’aiment plus ou bien assez mal. Ils sont frères et sœurs, amants, maris et femmes parfois. Toujours, la même constellation d’acteurs et d’actrices, y compris pour les seconds rôles qui n’en sont jamais vraiment. Et les mêmes obsessions récurrentes, recréées à l’envi à partir d’une pelote de laine qu’on aurait laissé trop longtemps emmêlée pour pouvoir espérer en tricoter quelque chose d’identifiable. Un Paul Dédalus ici, un Ivan là, une Faunia et une Sylvia, le même acteur, la même actrice, peut-être pas. La fiction observe la fiction se dépêtrer avec le réel, dans chaque film de l’auteur, avec toujours un peu plus d’acuité, quitte à faire perdre la raison aux spectateurs les plus assidus.

Dans Les fantômes d’Ismaël, projeté en séance d’ouverture du festival de Cannes, on retrouve le double cinématographique de Desplechin, Mathieu Amalric qui, oui, s’appelait déjà Ismaël Vuillard dans Rois et reines (2004). Plongé dans son travail et dans son whisky, le réalisateur va s’isoler au bord de la mer avec Sylvia (Charlotte Gainsbourg), astrophysicienne. En quelques scènes d’exposition, on aura compris qu’Ismaël ne s’est jamais vraiment remis d’avoir perdu son premier amour, Carlotta, déclarée absente, comme il a dû dire un jour à la préfecture. Pas de corps à pleurer, alors tout est resté enfoui à l’intérieur. Un matin sur la plage, Sylvia rencontre Carlotta (Marion Cotillard), bien vivante. Vingt et un ans, huit mois et six jours d’errance, son corps loin de celui d’Ismaël, qu’en a-t-elle fait ? Sylvia s’en va, laisse le temps s’étirer. D’autres personnages se poussent, le père de Carlotta, Bloom (Laszlo Szabo) douleur personnifiée d’Ismaël, ou bien encore Ivan Dédalus (Louis Garrel), encore un, un éventuel frère qu’on dirait bien jumeau, double du double, personnage diplomate qui mène une vie épique, écho à la quête parfois pathétique d’Ismaël. Desplechin se place sur la marche et regarde son petit monde se désintégrer, au plus près possible, pulvérisant les normes du gros plan pour se rapprocher d’un pas de plus sur les visages de ses actrices. Cite Pollock, les écrivains, les musiciens aussi. Voilà au moins un réalisateur qui ne s’embarrasse pas de la pudeur française pour rendre hommage à ceux qui nourrissent son inspiration. Élément ogre qui finira un jour par prendre le dessus, la musique de Grégoire Hetzel est le véritable passeur, c’est elle qui fait le lien entre les genres que le cinéaste met en place. Davantage que l’action ou le dialogue, elle démarque la comédie du drame, le film d’espionnage de la psychanalyse. Si l’ensemble est surprenant, il est surtout cohérent et assimilé. En revanche, le film manque de respirations et reste sur le même ton explosif qui s’arrête net et où tout rentre dans l’ordre sans plus d’explications que ce quasi monologue face caméra.

Pourtant, Arnaud Desplechin reste un grand observateur de la comédie humaine (revoir Comment je me suis disputé ou Un conte de Noël) – et fin connaisseur du visage tourmenté de Mathieu Amalric –, même si ces Fantômes-ci ne sont pas forcément les plus évidents. Le familier, en revanche, acceptera volontiers de se perdre dans les ficelles tirées entre la fiction et le réel fictionnel quand Amalric, jouant à Vuillard qui joue à Dédalus qui singerait Desplechin, tente de les démêler dans un grenier roubaisien en expliquant à son producteur que tout est question de perspectives.

Marylène Andrin-Grotz
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