À la Konschthal Esch

Vies refaites

d'Lëtzebuerger Land vom 03.11.2023

Jusqu’à l’ultime instant, la vie des humains peut être orientée différemment, on dira qu’elle peut se refaire. Il en va autrement des objets, du moins jusqu’à très récemment. La société de consommation commandait de jeter, de mettre au rebut, inutile de réparer quoi que ce soit, et puis ça serait revenu plus cher. Il est là un manque d’attention, voire de respect. Il y a pire, à en croire Ben Greber, artiste dans la foulée d’une tendance restauratrice des années 70 et 80, et au-delà, lui qui dans le monde d’aujourd’hui, constate et vilipende une fortschreitende Entgegenständlichung und Unsichtbarkeit aller gesellschaftsrelevanten Prozesse.

C’est dire que son exposition à la Konschthal Esch, jusqu’au 25 février 2024, se saisit du visiteur sur bon nombre de plans. Ne laissons pas de côté, bien évidemment, le plaisir esthétique, il tient d’abord au travail soigné, impeccable de l’artiste, à une aura de ses sculptures (on y reviendra), et plus largement, à l’agencement de l’exposition tout entière dont le commissariat a été assuré par Charles Wennig. Un seul exemple, mineur par le nom et la taille des objets : des bouteilles refaites (disons en carton), remisées dans un coin, mais l’atmosphère qui s’en dégage ou les entoure, ne le cède en rien aux natures mortes de Morandi. Mais voilà que les objets sont sortis de la prison de la toile.

Pour le dire de suite encore, notre satisfaction doit beaucoup aussi à la présentation, aux vitrines telles qu’on les connaît par Reinhard Mucha, un des premiers à avoir fait de l’exposition en soi un thème, telles qu’on les trouve dans les musées où il s’agit de reliques, et rien que cette idée incite à attacher un grand prix à ce qu’on voit, du moins moralement, pour ne pas aller jusqu’à leur rendre un culte. C’est vrai pour l’ample installation Das große Danach, œuvre toute récente, en relation étroite avec le lieu de l’exposition, avec le poste de transformation, Umspannwerk, dont les ruines sont visibles depuis la Konschthal. Des anciens y ayant travaillé reconnaîtront les objets, leurs artefacts, pris dans de la couleur verdâtre, que Charles Wennig rapproche volontiers de la terra verde de la Renaissance, ou de la doodverf, chère notamment à Rembrandt, et Ben Greber de renchérir, d’attribuer à Green Machine etwas Geisterhaftes… mit Verfall und Verwesung assoziiert.

L’exemple du poste de transformation (sans insister plus, on notera que le terme lui-même renvoie directement à la démarche de l’artiste) donne à l’œuvre de Ben Greber, comme c’est le cas souvent, sa dimension sociale, voire politique. Avec telles images, par exemple d’une vidéo nous emmenant dans l’Emsland au nord de l’Allemagne, un parcours d’essai pour le Transrapid, ou en France, pour l’Aérotrain, des sites aujourd’hui délaissés, ne témoignant plus que d’utopies lointaines. Dans tel regard où nous prenons connaissance, à travers un judas, du Gruß von Hollerith, nom d’un inventeur américain, fils d’immigrés allemands, à l’origine des cartes perforées, de la société qui a donné après IBM.

Il peut entrer une bonne part d’autobiographie dans les sculptures de Ben Greber. Ainsi, des photos de famille lui ont permis de (re)faire du modélisme dans les pas de son grand-père habitant près de la gare de Wuppertal-Loh, zwischen Realität und Traum, voller Rätsel und Paradoxien (Erik Schönenberg). Histoire de famille toujours, plus sombre, le portrait introduit dans l’exposition de l’arrière-grand-père, cheminot membre du part nazi, peint par le père de l’artiste ; ou le portrait de la mère, dans une sorte de bunker (la cave de la maison familiale) comme pris dans des flots.

Il est arrivé à Ben Greber de reconstruire des machines, des objets de grande taille, dans des matériaux plus banals que ceux de l’original. Du carton, du plastique, pour Windmühle aus dem südlichen Teil des Jenseits, Umspannwerk, Alles steuert der Blitz, et après l’artiste de les défaire, les mettre en morceaux, des fois répandus par terre, dans un désordre arrangé, des fois méticuleusement entassés dans les vitrines. Ben Greber nous confronte de la sorte avec ce qui a été, ce qui n’est plus, ce qu’il en est advenu ; il nous surprend par d’autres formes, voulues par le sculpteur, le plasticien (conformément à l’étymologie du mot). Si ses œuvres en sont autant de « memento mori », elles font ce rappel douloureux avec un côté plus que consolateur, de (re)création qui interpelle en même temps qu’elle nous comble.

Lucien Kayser
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