Retour sur les Rencontres de la photographie à Arles

Absence

Foto: Sebastien Cuvelier
d'Lëtzebuerger Land vom 18.07.2025

Moscou, 1996. Diana, sept ans, dort paisiblement. Sa mère la réveille et lui demande, ainsi qu’à son frère aîné, de rassembler leurs affaires pour un voyage en famille, qui se fera sans le père. Le lendemain, ce dernier retrouve un appartement vide. Un mot laissé sur la table de la cuisine lui apprend que sa famille a quitté la Russie pour les États-Unis. Pendant quinze ans, il mènera de nombreuses recherches afin de retrouver Diana et son frère, en vain. Il conserva les reliques de cette époque dans une petite valise rangée sous le lit.

Des années plus tard, Diana Markosian, fraîchement diplômée, décide de se confronter à son histoire familiale douloureuse, tentant de comprendre ce geste à la fois violent et salvateur de sa mère, de redonner un visage à ce père découpé des photos de famille, et de reconstruire un passé à jamais fragmenté. Cette recherche donnera naissance à deux projets majeurs : Santa Barbara (2020) et Father, point d’orgue subjectif de cette 56e édition des Rencontres de la Photographie d’Arles.

Diana s’est lancée dans sa quête à l’aveugle, sans souvenir, sans photographie, sans adresse. Cinq ans plus tard, avec l’aide de son frère, elle retrouve finalement son père, en Arménie. Cette rencontre avec celui qui est désormais un étranger déclenche une cascade d’émotions. Retrouver son père, c’est enfin retrouver la pièce manquante de sa vie, la seule personne capable de comprendre ce qu’elle ressent. Elle lui montre des photos d’elle, de ses sept à ses vingt-sept ans, comme pour rattraper le temps perdu. Par l’art et la photographie, devenus langages communs, elle construit un portrait intime de cet homme qui n’a jamais cessé de regarder vers le passé pour retrouver ses enfants.

L’installation de ce travail est bouleversante. Avec une sensibilité rare, elle traduit ce journal intime, ce parcours complexe entre un père et sa fille voulant reconstruire ensemble ce socle émotionnel partagé autrefois. En mêlant habilement photographies documentaires, archives et films, l’artiste transforme cette histoire personnelle tragique en une histoire universelle de séparation, de perte et de désespoir. « I wanted to allow someone in my shoes to feel OK not feeling good », confie-t-elle lors d’une rencontre à Arles.

Jean-Michel André avait lui aussi sept ans lorsque sa vie bascula. Le 5 août 1983, alors qu’il faisait une halte d’une nuit avec sa famille sur la route des vacances, son père fut assassiné, aux côtés de six autres personnes, dans un hôtel d’Avignon. Ce carnage provoqua un choc profond : le petit garçon perdit la mémoire, comme effacé de lui-même. Trente ans plus tard, devenu père à son tour, l’histoire se rappelle à lui. Il retourne alors sur les lieux du drame, poursuit ce voyage avorté jusqu’en Corse, suit les traces de son père à travers le temps et l’espace. Ce faisant, il déplace son regard, disperse l’horreur pour conjurer le traumatisme. Il recompose, réinvente sa mémoire, efface les visages des inculpés sur les images de presse relatant l’événement.

Intitulé Chambre 207, ce projet captivant tisse un récit entre investigation, documentation et photographies d’une poésie saisissante pour former un recueil qui interroge la mémoire, le deuil et la réparation. Il s’agit d’une reconstruction fragmentée, non linéaire, où l’auteur, sublimant le réel, cherche à restituer au monde une part de sa beauté volée, loin du pathos et du spectaculaire. Jean-Michel André questionne les limites de l’image, brouille les repères temporels, et construit lui aussi un pont fragile entre l’intime et l’universel.

Chaque année, les Rencontres d’Arles mettent en lumière un pays à travers la création contemporaine. Cette édition célèbre le Brésil, où une nouvelle génération d’artistes y réinterprète les archives visuelles et les traditions à travers la photographie, la vidéo, le collage et l’intelligence artificielle. On retient particulièrement le travail de Mayara Ferrão qui recrée par ordinateur des scènes d’amour entre femmes esclaves noires, générant ainsi, selon l’autrice Fernanda Silva e Sousa « des nouveaux souvenirs de ce dont on ne pensait pas pouvoir se rappeler ».

À travers le projet Retratistas do Morro, associant recherche photographique et expérience communautaire, les artistes João Mendes et Afonso Pimenta dévoilent une histoire enfouie du Brésil contemporain. Le public est invité à plonger dans la vie et les souvenirs des habitants de Serra, une favela de Belo Horizonte : mariages, anniversaires, matchs de foot, remises de diplômes, sessions de danse, autant de parcours de vie au sein d’une population défavorisée, souvent absente des récits médiatiques. Ces images comblent ainsi un vide dans l’imaginaire collectif, élevant les photographes au rang de gardiens du temps et de la mémoire.

Une des heureuses surprises du festival est l’exposition consacrée à Claudia Andujar. Née en Suisse en 1931, dans une famille à la fois juive et protestante, élevée en Transylvanie, survivante de l’Holocauste, elle émigre à New York en 1946 avant de s’installer neuf ans plus tard à São Paulo. Profondément marquée par les traumatismes de la guerre, elle entame au Brésil une nouvelle vie, utilisant le médium photographique pour appréhender ce nouveau territoire. La diversité des séries présentées révèle son engagement passionné : activiste, féministe, humaniste et écologiste.

Claudia Andujar adopte également une facette avant-gardiste, cherchant à dépasser le réalisme traditionnel de la photographie. Une série en particulier captive l’attention. On y voit des bribes de Sônia, aspirant mannequin originaire de Bahia. Plutôt que de céder à une énième objectivation du nu féminin, trop souvent façonnée par le regard masculin, Claudia choisit l’expérimentation. Elle rephotographie ses diapositives, superposant les images et y ajoutant des filtres colorés, créant une abstraction subtile. Par ce geste, elle se concentre sur des fragments de corps suggérés, dévoilant leur essence intime et magnifiant leur beauté.

Dans un monde idéal, nous devrions vous parler des fabuleuses expositions de Letizia Battaglia et Todd Hido, l’une en noir et blanc, politique, engagée, sociale ; l’autre en couleurs, mélancolique, poétique, cinématographique. Mais il nous faut réserver les derniers mots pour évoquer une absence troublante dans la programmation du festival. Si l’on salue l’effort des Rencontres d’Arles d’ouvrir une fenêtre sur le passé de pays colonisés (Brésil donc, mais aussi Australie, mise à l’honneur dans une exposition majeure) et de donner voix à des populations longtemps effacées, cette ouverture rend d’autant plus incompréhensible le choix de ne faire aucune place au peuple palestinien, aujourd’hui en proie à une tentative d’éradication ethnique, géographique et culturelle orchestrée par le gouvernement
israélien.

En s’intéressant de façon récurrente à certaines communautés persécutées (immigrants, populations autochtones, minorités sexuelles, etc.), les Rencontres d’Arles mettent l’accent par l’image sur des expériences et des émotions longtemps invisibilisées. Alors même que le festival communique sous une bannière subversive (le titre de l’affiche officielle est Images Indociles), l’hypocrisie de ce silence sur la question palestinienne apparaît alors criante, à une époque où tant de voix déshumanisées s’élèvent pour nier l’ampleur de la tragédie.

Dans ce désolant abandon curatoriel, saluons néanmoins le message puissant de Nan Goldin, lors de sa prise de parole au Théâtre Antique le 8 juillet, et surtout le travail militant de NO-PHOTO, intervention artistique relayée par Double Dummy Studio. Partout dans Arles, leurs posters diptyques en noir et blanc recouvrent les murs, dénonçant avec force cette absence honteuse d’images de Gaza. Des carrés et rectangles noirs, titrés, crédités, décrits avec des mots simples, qui rappellent avec amertume ce que ces images cachent. Des photos qu’on aurait paradoxalement préféré ne jamais avoir à voir. Un message clair, fort, et d’une urgence vitale.

Sébastien Cuvelier
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