Lettre ouverte au ministre de l’Éducation nationale

Il y a tromperie sur la marchandise !

d'Lëtzebuerger Land du 02.06.2017

Monsieur le Ministre,

Les soussignés vous adressent cette lettre ouverte dans l’espoir que vous voudrez bien la prendre en considération lors de vos prochaines décisions. Il y va de l’avenir et de l’orientation de l’école luxembourgeoise.

Avant d’entrer dans le vif du sujet, une remarque préliminaire nous semble indiquée. Les responsables du service de l’Éducation différenciée viennent d’élaborer un avant-projet de loi portant création de centres de compétence en psychopédagogie spécialisée, datée au 15 février 2017 et parlent de leur intention de favoriser l’inclusion scolaire des enfants à besoins éducatifs spéciaux. Or tel n’est pas le cas.

Les thèmes que nous aborderons ici par la suite étaient censés figurer chacun comme gros titre d’un article à part, mais comme le temps presse, nous nous bornerons à vous présenter les grandes lignes de chaque chapitre dans l’espoir que vous voudrez bien nous contacter pour écouter nos doléances relatives aux différents sujets.

Notre lettre est subdivisée en deux parties : un volet pédagogique – que voici – et un volet juridique qui suivra dans les meilleurs délais. Mais définissons d’abord ce qui doit être compris par tromperie sur la marchandise. Il y a tromperie sur la marchandise toutes les fois que la marchandise proposée à la vente – ici l’orientation de l’école –, bien que pouvant en apparence porter le nom qu’on lui donne, manque d’une qualité essentielle ou se trouve falsifiée de telle manière qu’elle est impropre à son usage habituel.

Changement de paradigme

Nous ne parlerons pas ici du changement de paradigme actuellement omniprésent dans la société, mais plus spécialement de celui dans le domaine de la prise en charge des enfants à besoins éducatifs spécifiques, qui n’est nullement mentionné dans le texte de l’avant-projet présenté. Les auteurs de l’avant-projet font comme si l’école d’aujourd’hui fonctionnait de la façon d’il y a cinquante ans avec un maître/une maîtresse d’école distant/e des enfants et seulement orienté/e vers l’achèvement d’un programme rigide dans une atmosphère austère de discipline et d’obéissance.

Et le miracle a lieu. Arrivent alors les professionnels des centres de compétence, seuls compétents pour comprendre les enfants et capables de les encadrer valablement et de prendre en charge leurs difficultés et leurs peines devant un titulaire de classe relégué au fond de la salle en tant que spectateur des prouesses des spécialistes. Que fait-on de la relation privilégiée existant entre l’enfant et son instituteur/trice, que fait-on de la différenciation que le titulaire de classe a mis en place pour aider les plus faibles de sa classe ? Comment comprendre alors la mise en place de classes fonctionnant dans le cadre des centres de compétence ou la défense de classes de cohabitation dans les classes de l’enseignement secondaire ?

Comment expliquer les plaintes des auteurs qui se lamentent de ce qu’il est difficile d’inclure des mesures de rééducation dans l’organisation d’une classe ordinaire ? Il ne suffit pas de mettre dans le titre :
« ...en faveur de l’inclusion scolaire... », de l’oublier par la suite et d’affirmer quelques lignes plus tard qu’il « n’est pas intentionné de fermer du jour au lendemain les classes spécialisées qui fonctionnent actuellement sous l’égide du service de l’Éducation différenciée. » Quelle belle arrogance que de parler d’un ton détaché de ce service de l’Éducation différenciée qui, dans le nouveau texte proposé, n’est nullement abrogé, mais plutôt gonflé à l’extrême et caché sous la dénomination de centres de compétence.

Il y a séparation des enfants dans des groupes spécifiques selon la définition de leurs besoins, on dit « en faveur de l’inclusion » et on agit « en faveur de la séparation ». Ce n’est pas seulement une tromperie, mais c’est une trahison. Trahison de l’idée de l’inclusion.

La direction du service de l’Éducation différenciée n’a-t-elle pas pris connaissance du changement de paradigme dans la société qui veut que chaque personne soit à l’avenir considérée comme un individu qui a ses besoins et ses désirs propres dans une société pluriculturelle ?

Les centres de compétence

Il est proposé de créer huit centres de compétence avec autant de directeurs et directeurs adjoints et une panoplie de fonctionnaires. Laissons-là les considérations pécuniaires qui – soit dit entre parenthèses – revêtent malgré tout une certaine importance quant à la position de ces gens-là qu’ils occuperont dorénavant dans les barèmes de traitement. Sont créés les centres suivants :

– Centre pour le développement langagier, des compétences auditives et communicatives (ancien Centre de logopédie)
– Centre pour le développement des compétences visuelles (ancien Institut pour déficients visuels)
– Centre pour le développement moteur et global (ancien Institut pour infirmes moteurs cérébraux)
– Centre pour le développement des enfants et jeunes, présentant un trouble du spectre de l’autisme (ancien Institut pour enfants autistiques et psychotiques)
– Centre pour le développement intellectuel (anciens Centres régionaux d’éducation différenciée)
– Centre pour le développement socio-émotionnel (anciens Centre d’intégration scolaire et Centre d’observation)
– Centre pour le développement des apprentissages (nouveau)
– Centre du suivi des enfants et jeunes intellectuellement précoces (nouveau)

Une agence est créée pour l’ensemble des centres pour favoriser la transition des jeunes dans la vie active.

Quelques remarques s’imposent au sujet de ces créations :

– Même s’il est concevable que dans certains rares cas, on nécessite des centres spécialisés pour les enfants, présentant des déficiences très graves de la vision et de l’audition, ainsi que pour les enfants gravement atteints d’autisme ou d’une très sévère infirmité motrice, on comprend mal pourquoi la première mesure serait de les admettre dans un centre au lieu de demander aux professionnels de se déplacer pour aider les enfants en difficulté dans leur entourage ordinaire communal qu’est la classe de leurs condisciples. L’inclusion est en effet d’abord sociale.

– Dans le même ordre d’idées, il faut se demander pourquoi les enfants troublés de comportement sont séparés des autres enfants, quand on a l’intention de leur apprendre à accepter les règles d’une vie commune avec les autres afin qu’ils deviennent des membres à part entière de la société. Nous ne comprenons pas comment l’isolation peut aider à la vie en commun.

– Les statistiques nous montrent que la plupart des enfants à besoins spécifiques sont des enfants qui présentent un handicap mental ; ce qui est d’ailleurs démontré par la population admise dans les centres de l’Éducation différenciée. La proposition de décentraliser ce centre de compétence en annexes régionales montre bien que l’idée des centres d’éducation différenciée régionaux n’est pas morte et qu’on a l’intention de continuer l’encadrement des enfants à besoins spécifiques dans le même ordre d’idées, mais sous un autre nom. On garde la même philosophie d’approche en séparant les élèves trop faibles des autres. Malgré les beaux mots, on ne vient pas en aide aux enfants qui en ont besoin, mais on aide par ce stratagème l’école qu’on n’est pas capable de préparer à sa tâche. C’est l’école qui est malade et l’on essaie de la guérir en lui enlevant les candidats qui ne répondent pas aux critères de facilité. La sélection de ces enfants pour une admission dans un centre de l’éducation différenciée s’est toujours faite à l’aide d’épreuves standardisées, appelées à définir les points faibles au lieu de concentrer son action sur les points forts des candidats. Jusqu’à maintenant on a traité les enfants comme si une corrélation linéaire existait entre la performance dans les apprentissages et l’intelligence de l’enfant. Or, tel n’est pas le cas. Cette concentration sur les points forts permettrait d’aider les enfants à continuer leur apprentissage dans le milieu scolaire normal et d’être de la sorte un membre de la communauté comme les autres.

– Encore faut-il se demander quel est le sens d’un centre de compétence pour les apprentissages. Les titulaires de classe n’auraient-ils pas dû acquérir lors de leur formation les connaissances élémentaires pour s’occuper des élèves en difficultés ? Au lieu de former des spécialistes rééducateurs pour s’occuper de ces enfants ne devrait-on pas inclure des éléments de remédiation dans la formation initiale des enseignants ? La pédagogie est faite pour trouver des solutions aux problèmes qui se posent dans la salle de classe, et non pas pour déléguer les problèmes à des professionnels extérieurs.

– Permettez-nous de douter de ce que la création d’un centre pour enfants intellectuellement précoces réponde sous sa forme proposée à une nécessité, voire une utilité. La différenciation de la méthodologie et des objectifs d’apprentissage à l’intérieur de la classe devrait largement suffire à couvrir les besoins spécifiques de ces enfants, que ce soit au niveau des apprentissages ou du comportement et de la motivation.

– La création d’une agence de transition à la vie active ne revêt un sens qu’au moment, où l’agence engage ses actions en faveur des jeunes pour leur permettre une insertion sur le premier marché du travail en évitant la solution de facilité qu’est leur admission dans des ateliers protégés. Ce n’est en effet pas d’une protection dont les jeunes ont besoin, mais d’un lieu de travail ordinaire, d’un poste de travail comme les autres hommes et femmes qui constituent le monde du travail. Dans cet ordre d’idées, il semble également aberrant de prévoir des transports spécifiques pour ces enfants et jeunes, l’important serait de leur apprendre dès le plus jeune âge l’utilisation des transports publics et d’en faire de la sorte une partie intégrante de la vie publique.

Appel à la sagesse

Il est bien connu que le monde du travail engendre moult maladies et que bon nombre de gens qui travaillent aujourd’hui se plaignent de maladies engendrées par une pression grandissante sur le lieu de travail. Il s’agit par conséquent de réserver à la population dont question une place appropriée au beau milieu des autres personnes que ce soit au niveau de l’apprentissage, du travail ou des loisirs. Cette décision doit tenir compte d’un côté de l’état de santé des enfants concernés et de l’autre des possibilités d’inclusion que leur offre le milieu scolaire ordinaire.

C’est donc après mûre réflexion qu’une décision au sujet des orientations proposées par le service de l’éducation différenciée doit être prise. Nous estimons, Monsieur le Ministre, qu’il y a tout d’abord lieu de prendre en considération les avis d’autres parties concernées et de réfléchir à la possibilité de créer enfin un système scolaire unique, une école pour tous qui réponde le mieux aux besoins des enfants évoqués. Il n’y a pas lieu de légiférer actuellement au sujet de l’avant-projet de loi proposé.

Permettez-nous de vous rappeler comme conclusion finale la Convention de l’Onu relative aux droits des personnes handicapées qui stipule que : « Les États Parties veillent à ce que les personnes handicapées ne soient pas exclues, sur le fondement de leur handicap, du système d’enseignement général et à ce que les enfants handicapés ne soient pas exclus, sur le fondement de leur handicap, de l’enseignement primaire gratuit et obligatoire ou de l’enseignement secondaire ; (...) ».

Notre pays a signé ladite convention, qui fait partie de notre droit positif et prime même les dispositions de droit purement national.

Veuillez agréer, Monsieur le Ministre, l’expression de notre profond respect.

Fernand Entringer, Lucien Bertrand, Chantal Mertens
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