Sven Becker

Le regard en biais

d'Lëtzebuerger Land vom 13.02.2015

Devant un ciel d’un bleu éclatant, un homme barbu aux cheveux très noirs cadré à gauche regarde avec un mélange entre soucis et défaitisme vers la droite, les mains posées sur les hanches, durant un moment d’accalmie. Il pourrait être n’importe où n’importe quand – sauf qu’il porte devant le visage une étrange protection bricolée à partir d’une bouteille en plastique. C’est un masque à gaz fait main pour se protéger un tant soit peu des attaques au gaz lacrymogène des forces de l’ordre. Nous sommes en été 2013 au Gezi Park à Istanbul, où des protestations pacifiques contre un projet immobilier commencèrent par un sit-in et se terminèrent en scènes de guerre civile. L’image iconique de l’homme au masque bricolé est de Sven Becker, photoreporter indépendant, qui avait fait le voyage en Turquie pour témoigner « C’était spontané. Deux ans plus tôt, lors d’un voyage privé à Istanbul, j’avais rencontré des gens là-bas, qui m’ont écrit ce qui se passait chez eux en 2013, raconte-t-il. Je trouvais que les médias luxembourgeois ne rendaient pas suffisamment compte de cette révolte citoyenne, qu’il n’y avait pas assez d’images dans la presse ici, alors j’y suis allé. Aussi parce que je trouvais choquant que des opposant pacifistes soient attaqués de la sorte par le pouvoir en place... » Ce que Sven Becker a vu à Gezi Park, ce sont des affrontements entre David et Goliath. Il a documenté les bavures policières, la solidarité des gens, cette énergie incroyable motivée par la détermination de ne pas se laisser faire, les combats de rue et leurs conséquences, les blessés, la fatigue. Plusieurs de ses images ont été publiées dans la presse luxembourgeoise, notamment par RTL.lu et le Lëtzebuerger Land, elles furent exposées au Troc’n Broll en 2013 au Carré Rotondes et sont encore visibles sur son site svenbecker.lu.

« J’aurais aussi voulu témoigner des révoltes de l’Euro-maïdan à Kiev la même année, raconte Sven Becker, assis à un bar de la rue de Hollerich, mais j’avais une commande à terminer pour un client, alors je n’ai pas pu y aller... » Il y a du regret dans sa voix. Nous sommes un lundi soir du mois de février, les températures ont chuté en dessous de zéro, le bar est presque vide. Sven Becker a enlevé sa casquette. Il porte un pull et une écharpe en laine bruns. Crâne rasé mais barbe de hipster, il revient sur son parcours : à 35 ans, il a derrière lui une formation au Lycée technique de Bonnevoie, puis au Cad (College of advertising design) à Bruxelles et au Sae (School of audio engineering) à Cologne. Il prend toujours les tangentes, même si tous ceux qui devaient l’orienter vers son métier de rêve lui conseillèrent d’office de « chercher à intégrer le service public » pour avoir une vie tranquille. Trop peu pour lui, « j’ai toujours voulu aller vers la communication visuelle, dit-il. Et je suis extrêmement débrouillard : quand j’ai un objectif, je fais tout pour l’atteindre ».

À son retour au Luxembourg, il veut apprendre, apprendre, apprendre ; pour cela, il demande un stage chez Mike Koedinger « car je voulais savoir comment on fabrique un magazine ». L’expérience prévue pour un mois se transforme en quatre mois, c’est au début des années 2000, l’époque des photos de sorties pour Nightlife. « J’y ai rencontré beaucoup de gens qui sont devenus des amis, mais j’ai aussi appris à accoster ceux que je voulais photographier, à leur parler et les mettre en confiance ». Pour gagner sa vie, Sven Becker va enchaîner les emplois alimentaires (Confédération de commerce, boîtes de communication,...), souvent à des postes à mi-temps pour y aider dans la communication ou faire un site internet, ce qui lui laissa du temps libre pour ses propres projets.

Vient la rencontre avec Sarah Cattani, alors toute jeune journaliste culturelle chez RTL. Ils feront un bout de vie ensemble, et fonderont l’association IUEOA, qui veut promouvoir le développement culturable, contraction de culturel et durable. IUEOA devient une pépinière d’idées et de projets autour de l’année culturelle, se situant pile poil dans l’idéologie altermondialiste du directeur de 2007 Robert Garcia. L’association organise des échanges réguliers entre membres, se rapprochant de plus en plus de différents artistes plasticiens, vidéastes ou musiciens partageant les mêmes idées. En naissent plusieurs éditions d’un beau magazine éponyme et les projets Rekult, investissant des maisons abandonnées avec des œuvres d’art. Sven et Sarah y sont au four et au moulin, auteurs, photographes, organisateurs ou barmen. « Nous n’avions peur de rien, se souvient Sven Becker. Nous osions tout essayer, c’est ainsi que sont nées les expositions Rekult. Mais la troisième édition, à Esch, était trop grande, elle nous a dépassés. » Ils ont arrêté, réfléchissant parfois à d’autres actions. Leurs chemins privés toutefois se sont séparés depuis lors.

Sven Becker, tout le monde qui sort un peu au Luxembourg le connaît. Surtout dans les lieux alternatifs, comme le Carré Rotondes, « qui est un peu devenu mon second bureau ». Il y documente les concerts, beaucoup de spectacles, leur création aussi. Sven Becker est cet homme discret qui regarde ce qui se passe, de préférence dans un coin, fait de grands sourires – et dégaine son appareil quand un moment, une image, un regard le touchent « Je ne fais que voler des images, insiste-t-il. Je ne les crée jamais, je ne fais jamais de mise en scène ! » Question d’éthique de photographe.

Aujourd’hui, Sven Becker travaille en indépendant, soit sous son propre nom, soit sous celui d’Atelier d’images, fait des reportages humanitaires ou sociaux et a renoué avec ses premières expériences professionnelles en retravaillant pour les supports de la maison d’édition de Mike Koedinger, devenue Maison Moderne. La photo floue de la directrice de l’Adem, Isabelle Schlesser, en Une de PaperJam, c’était lui. Et il s’investit de plus en plus dans la vidéo : filmant avec son appareil photo, il réalise des reportages journalistiques de A à Z, par exemple pour RTL, « je fais les interviews, les images et le montage », journaliste 2.0 par excellence. En ce moment, Sven Becker assiste également l’artiste Filip Markiewicz pour le tournage, en Pologne et au Luxembourg, de son film pour Paradiso Lussemburgo, son projet pour la biennale de Venise 2015, avec Luc Schiltz et Leila Schaus. « C’est une nouvelle expérience pour moi, dit-il en prenant une gorgée de bière, écouter quelqu’un et essayer de faire ce qu’il attend de moi. Un exercice intéressant ». Il le mènera très certainement vers d’autres possibles à explorer.

josée hansen
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