Les sanctions économiques prononcées contre la Russie révèlent et accélèrent le désintérêt du centre financier luxembourgeois pour la Russie. Mais leur efficacité pour stopper le conflit en Ukraine reste à prouver

Coup d’épée dans l’eau

d'Lëtzebuerger Land du 04.03.2022

« La paix a un prix. Soyons prêts à le payer, » a décrété le Premier ministre Xavier Bettel lundi, avant d’annoncer le dispositif pour aider les ménages luxembourgeois à régler leur facture de gaz, dont la flambée des prix risque de durer. À l’instar de ses homologues occidentaux, le chef de l’exécutif sait que les mesures de rétorsion prononcées à l’encontre de la Russie pour lui faire cesser son agression en Ukraine par d’autres moyens que la force militaire coûteront aux économies européennes. L’aphorisme de Xavier Bettel dépasse de loin le seul domaine énergétique. Car avec une économie basée sur la finance, le Luxembourg doit s’attendre à des conséquences sur son centre financier. « Nous profitons au quotidien de la place financière depuis plusieurs décennies. (…) On ne peut pas s’en dissocier du jour au lendemain », répond le Premier ministre à la presse réunie à Senningen et qui l’interroge sur les conséquences pour les banques liées à la Russie du dernier train de sanctions décidées entre vendredi et lundi matin.

Les sanctions économiques prononcées contre la Russie ont d’abord touché les personnes physiques. Comme une évidence qui ne l’était pas jusque-là, les Européens ont, après l’attaque générale de l’armée russe sur l’Ukraine dans la nuit de mercredi à jeudi, visé les avoirs du président de la Fédération et de son ministre des Affaires étrangères. Sergueï Lavrov, un « ami » de Jean Asselborn (le Russe s’est même déplacé pour son soixantième anniversaire), mais que le Luxembourgeois dit ne plus reconnaître dans la politique qu’il mène et les crimes qu’il fait commettre à l’armée russe. « Vladimir Poutine garde-t-il une partie de sa fortune au Grand-Duché ? », demande-t-on lundi à Xavier Bettel qui, trois jours plus tôt, votait à Bruxelles le gel de ses avoirs. « Je suis très content, en tant que Premier ministre, de ne pas être informé de qui a des comptes au Luxembourg », obtient-on pour réponse. La loi 25 mars 2020 institue un registre des comptes bancaires accessible aux autorités et notamment au Service de renseignement de l’État sous l’autorité du ministre d’État Bettel. La Commission de surveillance du secteur financier, qui dépend du ministre des Finances, y a également accès et supervise les PEPs (politically exposed persons). Dans l’un des principaux centres financiers européens, ces listes auraient trouvé une utilité à l’heure de déterminer des sanctions économiques pour stopper un « dictateur » et un « bandit » (pour reprendre les termes de Jean Asselborn cette semaine). Mais non, on dit (on prétend ?) ne pas savoir.

C’est aussi passé inaperçu ou cela n’a pas fait l’objet de publicité particulière. Un consul honoraire du Grand-Duché en Russie a été désigné sur la liste européenne des personnes sanctionnées vendredi dernier. Il s’agit d’Alexey Mordashov, président de Severgroup, conglomérat qui détient Severstal. Mordashov avait été vu par le ministre socialiste de l’Économie Jeannot Krecké en 2006, au début de l’âge d’or des relations Luxembourg-Russie (en 2005, le Grand-Duché, présidant le conseil de l’Union européenne, avait organisé un sommet UE-Russie), comme le chevalier blanc pour protéger Arcelor de l’OPA de Mittal. La stratégie avait capoté en juin 2006, mais Alexey Mordashov ne s’est pas montré rancunier et a accepté en septembre de cette même année le rôle de consul honoraire du Grand-Duché pour la région septentrionale de Vologda et Tcherepovets. Jean Asselborn avait alors fait de l’ancien chevalier blanc l’un des points de contact « à haut niveau (…) qui peuvent informer et conseiller les entreprises luxembourgeoises sur les opportunités d’affaires dans leur pays ». Aujourd’hui, Alexey Mordashov est notamment sanctionné pour son statut d’actionnaire (à 5,4 pour cent) de Bank Rossiya, que l’UE désigne pudiquement comme « la banque personnelle des hauts fonctionnaires de la Fédération de Russie », qui a ouvert des succursales en Crimée, « province occupée » par la Russie depuis 2014. S’ajoutent d’autres arguments comme des affaires faites avec des provinces autoproclamées autonomes ou son activité dans la propagande médiatique via National Media Group. Le nom d’Alexey Mordashov a disparu de la liste des consuls honoraires cette semaine. La manœuvre n’a bénéficié d’aucune publicité, à l’inverse de celle faite à la Chambre mercredi par le ministre des Affaires étrangères de mettre un terme au mandat de consul honoraire de Valery Gergiev. Celui-ci n’était plus tenable. Le célèbre chef de l’orchestre philharmonique de Munich (mais aussi homme d’affaires) avait été viré quelques heures plus tôt par son employeur parce qu’il refusait de condamner l’attaque militaire ordonnée par Vladimir Poutine, dont il est un proche.

Alexey Mordashov a disparu de la liste des consuls et est apparu sur celle, rallongée cette semaine, des oligarques sanctionnés par les États européens. Cette liste vise à tordre le bras à Vladimir Poutine en affectant ses réseaux personnels voire sa fortune propre. Dans un ouvrage de référence publié en 2020, Putin’s people, la journaliste Catherine Belton détaille comment le président russe a utilisé ses relations avec le KGB, organisation au sein de laquelle il a opéré et qui elle-même s’était alliée avec le crime organisé à la chute de l’URSS, pour mettre à l’abri à l’étranger les capitaux tirés des ressources nationales (gaz, pétrole, etc. ; Thomas Piketty estime que 800 milliards de dollars ont été placés dans des juridictions offshore). « The system Putin’s men created was a hybrid KGB capitalism that sought to accumulate cash to buy off and corrupt officials in the West », écrit l’ancienne correspondante du Financial Times à Moscou. Bank Rossiya, dirigée et possédée par des anciens du KGB, est devenue l’outil de cette captation des ressources nationales (au détriment de la population russe) et de son éparpillement sur la planète, dans un nombre de mains somme toute limité.

Catherine Belton raconte comment Poutine a rendu certains de ses amis milliardaires, notamment son copain de judo Arkady Rotenberg, sanctionné dès 2014 après l’invasion de la Crimée. On a retrouvé le judoka (reconverti dans le bâtiment) en 2007 au conseil d’administration de l’Asbl luxembourgeoise Judo International, en compagnie de son frère Boris. Comme Arkady Rotenberg, l’association sans but lucratif jouissait d’un compte chez Edmond de Rothschild. Selon l’un de ses banquiers, les flux financiers étaient liés au Kremlin. Selon les informations du Land, confirmées par le parquet, l’association, devenue International Sport après la mise au ban des Rotenberg, est visée par une instruction judiciaire pour blanchiment. Vladimir Poutine a aussi fragilisé des potentats comme cet autre consul honoraire du Luxembourg Vladimir Yevtushenkov, patron du conglomérat Sistema et autrefois actionnaire majoritaire du pétrolier Bashneft. Cette entreprise a été nationalisée en 2014 à la demande du Kremlin après une condamnation (douteuse) de Vladimir Yevtushenkov pour blanchiment. Bashneft est ensuite passée sous Rosneft. Catherine Belton décrit comment, après 2014, « the Russian Economy was now on a war footing, with everything subsumed to the Kremlin’s will ». L’économie russe a été reprise en main par son président dans un objectif de guerre, d’une politique de grandeur de la Russie par la conquête. « Funds were to be funneled into the common Kremlin cash box, the obschak, and every deal (…) has to be agreed with the number one ». Les capitaux sont redistribués via un réseau d’hommes de confiance. Sanctionner consiste pour les États occidentaux en une partie de bonneteau. On peut d’ailleurs s’interroger sur l’efficacité même des sanctions si un centre financier comme la Suisse, prisé des fortunes russes, décide de copier les mesures européennes 24 heures après la décision prise à Bruxelles et de les rendre effectives cinq jours après. Les banques et leurs clients n’ont-ils pas disposé là du temps nécessaire pour transférer les éventuels capitaux dans des juridictions amies de la Russie comme les Émirats (que le Luxembourg apprécie par ailleurs) ?

Difficile aussi de mesurer l’efficacité des sanctions localement. La Cellule de renseignement financier n’a pas de compétence dans ce domaine. « Nous entrons uniquement en jeu si le déclarant a un soupçon de blanchiment, d’une infraction sous-jacente ou de financement du terrorisme », explique le directeur de cet organe du parquet dévoué à la lutte contre le blanchiment. Le contrôle de la bonne application des sanctions dans les banques (il suffit de rentrer les noms dans la liste prévue à cet effet dans le système informatique et dès qu’un nom sort lors d’une transaction, une alarme se met en marche) est opéré ex-post par la CSSF, via des inspections sur site ou des contrôles de gouvernance. Les avocats se contrôlent eux-mêmes, via le barreau ou/et selon leurs directives propres. Précisant ne pas avoir de bureau sur place et avoir une clientèle russe très limitée, le cabinet Elvinger Hoss & Prussen explique analyser chaque dossier pour déterminer s’il y a une « composante russe ». « Nous appliquons rigoureusement les sanctions et nous poursuivons avec attention les développements géopolitiques et aussi la position du gouvernement luxembourgeois, notamment vis-à-vis d’entités liées à la Russie disposant d’un agrément des autorités luxembourgeoises », explique-t-on place Winston Churchill. Avenue JFK, chez Arendt & Medernach, on se montre moins loquace. Interrogé sur un éventuel maintien des activités du bureau de Moscou, l’associé historique Paul Mousel répond par la négative. Le cabinet se résout à communiquer ce jeudi au Land : « Nous avons décidé de fermer notre bureau à Moscou avec effet immédiat. L’impact sur notre activité est minime étant donné que nous avions déjà largement tourné le dos à la Russie de Poutine à partir de l’invasion du Sud-Est de l’Ukraine en 2014. »

Le marché russe et ses oligarques, visés pendant une douzaine d’années par la place financière locale, n’est plus en odeur de sainteté. En 2010, lors d’une mission de Luxembourg for Finance à Moscou, le chargé de direction du ministère de l’Économie Jean-Claude Knebeler (devenu ambassadeur en Russie quelques années plus tard, il a ensuite démissionné du corps diplomatique et est administrateur indépendant et conseiller ESG entre Moscou et Luxembourg) évaluait que la fortune des personnes invitées à la réception organisée par la délégation luxembourgeoise dans un hôtel de luxe équivalait au PIB du Grand-Duché (d’Land, 15.04.2010). « Un ministre (Jeannot Krecké) et un grand-duc héritier qui donnent de leur personne, des chefs d’entreprises qui témoignent de leur satisfaction au Luxembourg (…), les contacts personnels avec des HNWI sans être trop regardants sur l’origine de leur fortune, tout contribuait à faire naître une certaine euphorie parmi les participants à la mission de Moscou. Certains parlaient même d’une ambiance de ruée vers l’or », écrivait le Land alors.

Dimanche dernier, Jeannot Krecké a démissionné de son poste de président de East West United Bank. Cette banque appartient au conglomérat Sistema du consul Vladimir Yevtushenkov, au conseil d’administration duquel a siégé l’autre ancien ministre socialiste de l’Économie, Etienne Schneider, jusqu’à dimanche dernier également. Tous deux ont tenté de garder leur mandat éminemment lucratif au prétexte que M. Yevtushenkov n’est pas sanctionné. Mais l’histoire s’est accélérée ces derniers jours et le nouveau ministre de l’Économie (depuis février 2020) Franz Fayot, déjà opposé à la « monégasquisation » de Luxembourg, décrète dans le Wort de mercredi « Das End der Naivität ». Le ministre socialiste préconise une politique économique plus sélective, plus respectueuse de l’environnement et des droits humains en réponse à la question de savoir si le Luxembourg était toujours la porte d’entrée des intérêts russes (et chinois) en Europe. D’habitude très prudente sur les questions géopolitiques, pour ne pas se mettre à dos les participants d’un potentiel marché, l’agence de promotion Luxembourg for Finance (LFF) a interpellé mardi dans sa newsletter : « Last week, Russia started a war of aggression against its neighbour Ukraine. Whatever the grievances, unleashing tanks and bombers to kill innocent people is not acceptable », a écrit l’organisation dirigée par le très mesuré diplomate Nicolas Mackel. Avant de conclure par une interpellation directe du président Poutine : « End this war now ! », LFF espère dans son message que les trains de sanctions économiques seront plus fortes que les colonnes de tanks et prévient : « The measures adopted by the EU and its allies will inevitably have economic consequences for our economies, but Europe is today more united than ever and we are ready to bear these consequences because if we don’t stop Mr. Putin’s aggression, he will not stop at Ukraine. »

Mais quels effets ont ces mesures de rétorsion ? Pourquoi les jets des oligarques sanctionnés immatriculés au Luxembourg volent-ils encore ? L’efficacité des mesures se mesureraient à l’aune des gels opérés. Impossible de mesurer l’efficacité de cette politique. Le ministère des Finances informe ce jeudi que Yuriko Backes (DP) a convoqué le comité du risque systémique (CdRS), où siègent avec elle les directeurs de la CSSF, de la BCL, du Commissariat aux assurances. « Le CdRS a notamment fait le point sur les répercussions directes et indirectes des sanctions décidées aux niveaux européen et international contre la Russie, et ce plus particulièrement en ce qui concerne le secteur bancaire, les fonds d’investissement et le secteur des assurances. À ce titre, les autorités membres du CdRS ont dressé un état des lieux pour les entités tombant sous leur champ de surveillance respectif. Les membres du CdRS ont constaté qu’à l’heure actuelle, l’exposition directe des entités surveillées reste marginale et la situation ne présente pas de risque endogène pour la stabilité financière au Luxembourg. » Voilà ce que l’on peut en déduire : pas grand-chose.

Pierre Sorlut
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