D’aucuns ont mis beaucoup de travail, se sont amusées sans doute aussi à relever tout ce qui dans la Tétralogie de Wagner, délits, crimes – ça va du vol, nouvellement kidnapping, aux multiples meurtres – est en opposition avec le BGB, le code civil allemand. Et pour rester dans l’image judiciaire, le Festpielhaus, à chaque soir de représentation, tient un peu de la salle de tribunal, pour une autre raison : montés en amphithéâtre, voilà quelque deux mille juges pour lever ou baisser le pouce sur ce qu’ils ont vu et entendu – et là, ça va de la condamnation à la célébration, au triomphe – avec tels rebondissements spectaculaires, nul besoin de donner un exemple. Qu’en est-il de cette troisième année du Ring de Valentin Schwarz, la Werkstatt Bayreuth a-t-elle fonctionné une fois de plus ? Disons pour commencer que la Tétralogie s’est trouvée en instance d’appel et, comme si souvent pour des prévenus, une nouvelle défense est à la barre, en l’occurrence une nouvelle direction musicale, et en plus de nouveaux chanteurs pour tels rôles essentiels.
On partage ou non le point de départ de Valentin Schwarz. Ce n’est pas du fond du Rhin que sourd la musique, que naît l’action, c’est des eaux amniotiques où nous voyons avec des cordons reliés deux nouveaux nés qui ne tardent pas à se chamailler. Et cela va se poursuivre de la sorte, « als generationales Drama », plus prosaïquement, Valentin Schwarz avait osé la comparaison de saga de série de télévision.
Wotan et Alberich sont donc jumeaux, l’un mû par l’argent et le pouvoir, l’autre par l’envie, la jalousie, et les deux familles resteront inextricablement rattachées. Et l’or, demanderez-vous ? Valentin Schwarz a le parti pris de personnification : l’or, l’anneau, devient un jeune garçon qu’Alberich ravit dès la première scène de Rheingold (point jaune au bord d’une piscine, au lever du soleil, il est vrai moins sublime que Tadzio, les intentions sont également autres). Il grandira et sera Hagen. Cela fonctionne de même pour Grane, le cheval, et le Waldvöglein. Alberich et Hagen d’un côté, Wotan et sa lignée de l’autre, de Siegmund à Siegfried.
De la sorte, tout est fixé d’avance, figé, et quand même à la mise en scène de s’en sortir. L’autre handicap, que le dramaturge Konrad Kuhn assume courageusement, est de se débarrasser des accessoires traditionnels (mais fort signifiants), quitte à devoir introduire à un moment une épée, un anneau, mais à quoi bon faire abus d’autres qui ne s’avèrent qu’un piètre ersatz, des revolvers à chaque coin (en passant, jamais on n’a autant picolé sur la scène, ce qui colle peut-être au milieu pris en compte). On mettrait volontiers de côté telles autres déviations, s’il y avait un bénéfice. Comment un Siegfried flirtant avec la jeune personne du Waldvöglein peut-il encore être effarouché à la découverte que Brünnhilde n’est pas un homme. Et pourtant, c’est là une des scènes où Valentin Schwarz montre tout son talent de conduire des personnages, de les faire se rapprocher dans la crainte et l’émoi. Cela sous le regard de Grane, du jeune Hagen qui se tient au loin avant de disparaître. Siegfried et lui ont fait connaissance à la mort de Fafner, alité, une drôle de réunion de famille dont Wotan et Alberich sont seuls à saisir le sens.
Il a été question du réveil de Brünnhilde, une demi-heure de ravissement pur, de musique (avec la cheffe Simone Young), de chant, avec Catherine Foster et Klaus Florian Vogt. Voilà en partie pour les nouveaux défenseurs, non pas Foster, qui nous a habitués depuis des années à son éclat limpide, sa force vocale qui sait se reprendre, mais avec Young, aux sonorités les plus prenantes montant de la fosse mystique, et Vogt pour une prise de rôle, lui, un autre pilier du Festspielhaus, passé depuis 2007 par toutes les parties de ténor wagnérien pour aboutir à ce Siegfried de grande et belle résonance. Et dire qu’on en a entendu qui se plaignaient d’un déclin du chant wagnérien, et voici le Festspielhaus trépignant, oui, frappant des pieds, d’enthousiasme. Et ce fut amplement mérité.
Même accueil pour le troisième acte de Walküre, l’adieu de Wotan à Brünnhilde qui lui tourne le dos assez vite avec Grane, le laissant seul dans son désarroi de père, et Thomas Konieczny, aussi convaincant dans ce moment de profonde émotion que dans ses poussées autoritaires. Foster et Konieczny, comme Vogt, sont l’assurance d’une belle continuité bayreuthienne. Où à défaut d’énumérer trop de gens, retenons-en au moins deux ou trois, de façon très diverse, Eberhard Friedrich, à la tête des chœurs, ainsi que Christa Mayer (Fricka, Waltraute, Schwertleite) et Georg Zeppenfeld (Hunding).
Les renouvellements, avec quelle agréable surprise, ne sont pas moindres. Voilà Michael Spyres, Siegmund formant avec Vida Mikneviciuté, Sieglinde, un couple auquel on croit, même si le metteur en scène nous montre dès l’abord une jeune femme enceinte, on ne sait trop de qui, Hagen, l’homme détesté, voire Wotan. Terrible inconséquence dès lors que c’est au troisième acte seulement que Brünnhilde, à l’instar de l’ange, annonce à Sieglinde son état : une première fois s’élève le Liebeserlösungs-Motiv, il sera repris à la fin de Götterdämmerung, et là Schwarz y met une nouvelle Sieglinde, lueur d’espoir d’une histoire qui pourrait mieux tourner, en face des morts, de l’incendie de Walhall, avec un Wotan qui s’est pendu. Et Schwarz de reprendre aussi les embryons, cette fois-ci plus conciliants.
Pas de collision dimanche soir entre l’enthousiasme et la protestation. Valentin Schwarz absent, il n’y en a eu que pour les chanteurs et l’orchestre, emmenée sur la scène par Simone Young. Et meilleur compliment qu’on puisse faire, les mots de Wagner lui-même, « das Unaussprechliche… dieses Verschwiegene zum hellen Ertönen (bringen) ». Des fois ensemble, des fois en contraste avec les images.