Fondée en 2016, la Luxembourg Tech School asbl offre aujourd’hui des cours en nouvelles technologies à quelque 120 lycéens à travers le pays. Reportage au Geesseknäppchen un vendredi soir

Plug it, play it, burn it, rip it. Drag and drop it, zip, unzip it

d'Lëtzebuerger Land du 13.03.2020

Il y a des cheveux verts dans la salle. Et mauves. Beaucoup de sweats à capuche aussi et des baskets. Un jeune est assis derrière son laptop, hoodie couleur lie-de-vin avec sa capuche remontée, la tête entre les mains, attend que ça commence. Il est seize heures et quart vendredi soir, la sonnette a annoncé le week-end pour la très grande majorité des lycéens, qui sont sortis en courant de l’Athénée. Pas eux. Ils sont une cinquantaine de jeunes âgés de quinze à 19 ans de tous les lycées du Geesseknäppchen (outre l’Athénée aussi le Lycée Michel Rodange, le Lycée Aline Mayrisch ou l’International School) à se rassembler ici – de leur plein gré – pour apprendre les nouvelles technologies. Il y a d’autres formations décentralisées à Clervaux, Esch-sur-Alzette et Mamer, pour plus de 120 élèves. « En principe, ils ne doivent rien connaître pour s’inscrire dans nos cours, insiste Sara Kaiser. Mais il y en a qui me dépassent allègrement en programmation. »

Kaiser est autodidacte en technologies. « Un phénomène », dit un des autres coaches de la Luxembourg Tech School (LTS). Venue au Luxembourg pour travailler pendant plusieurs années aux côtés de
Matthias Naske en tant que « head of the arts division » à la Philharmonie, elle s’est ensuite réorientée, a appris les systèmes informatiques et la programmation et est désormais une des deux employées de la LTS, dont elle est la directrice des programmes (« Combining Arts, Technology & Education » dit son profil Twitter). Dans l’équipe d’une vingtaine de coaches free-lance, qui ont majoritairement un background informatique, sont profs à l’université ou ingénieurs dans l’industrie, elle apporte la touche créative. C’est utile pour accompagner ces élèves qui font tout eux-mêmes : de l’idée à son développement, du contenu au graphisme et à l’esthétique.

Les cours sont divisés en trois modules par an et en deux niveaux. Les thèmes collent à la stratégie du gouvernement : gaming, big data, space ou fintech. « Nous allons être la première équipe luxembourgeoise à participer au prochain concours européen de l’Esa (European Space Agency, ndlr.) », raconte Sergio Coronado en montant les escaliers pour rallier le premier étage au pas de course. Alors que les femmes de ménage nettoient le sol du préau couvert, Coronado vient de l’Université du Luxembourg pour enchaîner avec une visite des cours de ce vendredi 6 mars. Il est un des fondateurs de la Luxembourg Tech School asbl et a l’énergie débordante. « Pas de poignée de main, je suis scientifique, on n’est jamais trop prudent », avait-il lancé en arrivant. Espagnol ayant fait ses études essentiellement à Madrid, où il a fait un doctorat en industrial engineering à la fin des années 1990, il a rejoint
l’Uni.lu en 2004, où il est désormais assistant professeur en project management, avec spécialisation dans l’intelligence artificielle et la data science. En parallèle, il est chief information officer pour la NSPA, agence de l’Otan de soutien et d’acquisition (ex-Namsa) installée à Capellen.

« Un jour, je me suis demandé pourquoi le Luxembourg manquait tant de gens avec des compétences technologiques, se souvient-il. Le Luxembourg a une stratégie digitale mais pas de personnels pour l’implémenter. Face à ce constat, on peut avoir deux attitudes : s’en plaindre ou faire quelque chose. Je suis plutôt du genre à opter pour la deuxième approche. » Coronado réfléchit alors aux possibilités de former des jeunes : l’une aurait été de lancer une école privée aux frais d’inscriptions mirobolants, qui permettraient de la financer. Mais il ne veut pas exclure des talents venant de familles modestes. Alors il se tourne vers l’agence gouvernementale Digital Luxembourg et le ministère de l’Éducation nationale. « J’y ai pitché mon idée et ils m’ont juste dit : ‘Quand pouvez-vous commencer ? ».

Toujours dans une approche inclusive, Coronado demande que le ministère mette à disposition cinquante laptops. Adjugé ! C’était au printemps 2016. Pour la rentrée de la même année, la TSL était prête1. Ouverte à tous les lycées et gratuite pour les élèves. Les coaches et les équipements sont payés par le ministère, Digital Luxembourg et d’autres sponsors privés (e.a. une grande fondation, dont l’identité sera prochainement rendue public). Régulièrement, des projets sont réalisés en collaboration ou pour le Fonds national de la recherche, qui fait beaucoup d’efforts pour la vulgarisation des sciences.

Retour en classe au premier étage. Trois cours différents sont proposés en parallèle : deux de première année et un avancé. Ralph Marschall et Carolina Sandoval, l’un coach de la LTS, l’autre de l’ISL, accueillent un groupe d’une vingtaine d’élèves de différents âges et de plusieurs écoles. Tout le monde parle anglais. Le thème du jour : le big data. Assis par grappes dans les rangées de bancs, ils ont chacun un ordinateur portable. Les coaches passent les voir. « Tu as un data set ? Il te faut obligatoirement un data set pour pouvoir travailler. » De jeunes femmes prennent des notes avec leurs stylos proprement rangés dans des trousses à motifs fleuris ; des garçons debout se chamaillent. Ce sont des lycéens tout à fait normaux. Mais avec un penchant pour les nouvelles technologies. « Notre approche de les impliquer au maximum en leur laissant beaucoup de libertés apporte un engagement à deux cent pour cent (200 percent commitment en V.O.) parce que ce sont leurs idées », affirme Coronado, qui passe de classe en classe, un mug à la main (ça fait un peu Silicon Valley).

Le défi aujourd’hui : trouver un sujet intéressant que les élèves puissent approfondir en ayant recours au big data. Mais personne ne leur a imposé de thème. La procédure pour en choisir, à développer en groupes de trois, est on ne peut plus old school : chacun écrit – à la main – sa proposition en quelques phrases sur une feuille de papier, qui sera fixée avec de la bande adhésive au mur. Chaque élève aura quelques minutes et plusieurs post-its à sa disposition pour voter ; les coaches comptent les votes et les sept projets les plus populaires l’emportent. Il y a Exposing Apple, le gagnant des cœurs au vu des applaudissements : une jeune femme propose de mettre à nu « how Apple screws us ». Un autre élève veut établir des corrélations entre les données trouvées sur internet concernant les résultats des universités afin de pouvoir donner un classement des meilleures facs. Un jeune homme veut se consacrer à Tesla, un autre aux termes de recherche les plus populaires sur Google. Chacun des auteurs des projets retenus a trois minutes pour présenter – pitcher – son idée afin d’attirer des élèves dans son groupe de travail. L’ambiance de camp scout est une autre manière d’encourager le teamwork et de développer les capacités sociales des élèves. À côté, la classe de Sara Kaiser est plus studieuse. Et les élèves de deuxième année, moins nombreux (ils ne sont que huit aujourd’hui, garçons et filles plus ou moins à parité), sont encore plus concentrés. Ils sont en train de bosser sur l’intelligence artificielle et s’appliquent à programmer des applications financières pour des « wearables » – des montres iWatch en l’occurrence. Là encore, le ministère finance le matériel pour que le cours soit le plus inclusif possible.

Et l’éthique alors ? Suffit-il de transmettre aux jeunes des compétences pratiques en nouvelles technologies pour en faire de jeunes femmes et de jeunes hommes du XXIe siècle, employables dans les secteurs du futur ? « Il est très important qu’ils apprennent à comprendre, le formule Sara Kaiser. Mais ils sont aussi très critiques vis-à-vis de la technologie et c’est essentiel qu’ils le soient ». Là où leurs pairs sont désormais équipés d’iPads avec leurs stylets et prêts à utiliser ces dispositifs pour apprendre autrement, eux, les élèves de la Tech School, sauront non seulement dire comment les applications sont programmées, mais aussi ce qui se cache derrière : Telle marque essaie de rendre ses clients dépendants de leurs outils et telle autre surveille nos moindres faits et gestes en feignant offrir un service pratique. « Nous sommes entre deux : entre l’industrie et l’école », insiste Sergio Coronado, et que cette relation fonctionne dans les deux sens : que eux, les mentors, en apprennent aussi tous les jours des élèves, qui leur montrent ce qui est branché, trending, dans leur génération.

La question de l’éthique, cet ingénieur féru de sports et père de famille se la pose aussi. L’année dernière, les élèves de la Tech School ont collaboré avec le Fonds national de la recherche (qui fêtait ainsi ses vingt ans), à l’expérience The House of Franken-stein, qui impliqua le grand public – et construit une intelligence artificielle appelée Frankie. Une centaine de participants traversèrent l’expérience et durent s’interroger sur leur attitude vis-à-vis des possibilités de l’intelligence artificielle : quand faut-il réguler ? Faut-il par exemple continuer à faire des recherches sur le génome humain ?

« Et on devait s’interroger sur ce que ça veut dire d’être humain », demande Coronado, qui estime aussi qu’il est temps de poser ces questions morales essentielles, sur les limites des technologies et de la science. « Nous sommes en fait constamment devant un dilemme : nous devons commencer à réguler l’intelligence artificielle. Mais sans risquer de freiner son développement ». Il commence à faire se faire tard. Les femmes de ménage ont presque terminé ; les élèves sont toujours là.

Le titre de ce texte est un extrait de la chanson Technologic de Daft Punk (2005)

1 La Luxembourg Tech School est constituée en asbl avec siège à Mamer, l‘article 3 de ses statuts définit son objet ainsi : « L’association a pour objet et pour but, en dehors de tout esprit de lucre de, de promouvoir l’éducation nationale et internationale dans les domaines de l’informatique et des nouvelles technologies au sens le plus large, l’enseignement et l’apprentissage et l’utilisation des langues de programmation, le renforcement des connaissances en matière informatique ainsi que leur développement et toute entreprise liée. Dans le cadre de la réalisation de cet objet, l’association pourra s’entourer de tous conseils qu’elle jugera nécessaire et collaborer avec les administrations publiques. »

josée hansen
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