Politique d'innovation

Performance et confiance

d'Lëtzebuerger Land du 18.10.2007

Flashback Grâce à la stratégie de Lisbonne prônée par la Commission européenne depuis 2000, le rôle crucial du support public à l‘innovation est passé au premier plan de la rhétorique politique. C’est un mérite, on doit le reconnaître. Pour apprécier les progrès réalisés depuis 2004, il faut rappeler les problèmes à résoudre. 

Après une première phase de développement, il est urgent de procéder à la consolidation des centres de recherche publics (CRP) créés à la fin des années 80, il faut intégrer l‘université décidée à la hussarde en 2003, il faut que les dispositifs publics d‘innovation des deux ministères concernés, ceux de la recherche et de l‘économie, convergent. 

En fait, deux systèmes d’innovation se sont développés successivement au Luxembourg. Le plus ancien s’est développé depuis les années 60 au ministère de l’Économie pour favoriser la diversification industrielle principalement exogène. Le plus récents’est développé depuis 1987 autour des instituts ayant une mission de recherche publique (écoles, administrations, CRP et autres établissements publics). En 1999, le FNR est venu compléter ce dispositif consacré par la création à l‘extérieur du ministère de l‘Éducation des départements ministériels de la recherche et de l‘enseignement supérieur. Les différences de contexte et d’époque ont fait que les valeurs et approches des deux systèmes étaient souvent opposées.

Jusqu‘au milieu des années 90, la coexistence s‘est bien passée, du moins en surface. Avec des débuts très modestes, les petits de la recherche publique n‘ont pas trop inquiété les tenants de la place. Mais, au fur et à mesure que les CRP ont pris de la consistance, les affrontements entre les deux systèmes se sont accentués, avec des tentatives d‘amputation, d’exclusion et de déstabilisation. Tout naturellement, le CRP Henri Tudor s‘est retrouvé en première ligne de ces affrontements.

Les dix ans qui ont précédé la formation du gouvernement de 2004 furent les plus éprouvantes pour la recherche publique. Gouvernance erratique au niveau politique, obsession du contrôle ex-ante, conduite des CRP par une « mosaïque de projets », vision d‘une recherche publique scotchée dans une seule structure centrale – on avait dévolu ce rôle d‘abord au FNR en 1999 puis l‘université en 2003 – tout cela a produit des pertes d‘énergie considérables, mais le pire a pu être évité. Le refus de toute concertation n‘a pas porté chance aux projets des responsables politiques de cette période. En 2004, l‘arrivée aux ministères de la recherche et de l‘économie de deux personnalités politiques ouvertes et capables de mener des discussions contradictoires a sensiblement changé la donne.

L‘aubaine de la présidence de 2005 À l’occasion de la présidence luxembourgeoise de l’UE du premier semestre 2005, l’OCDE a proposé de réaliser au Luxembourg l’une des premières études d’une nouvelle série consacrée aux politiques nationales d’innovation. Le gouvernement accepte cette offre unique et c’est le départ d’un processus fondateur de la jeune histoire de la recherche publique, au même titre que la loi-cadre de 1987 qui marque son début. Fait unique, le ministre de la Recherche informe les principaux acteurs de la recherche et demande leur avis sur le cahier de charges de cette étude. Et accepte deux amendements majeurs venant de la base. Opération conduite au pas de charge sur les terres des deux ministres directement concernés, ceux de la recherche et de l’économie.

La volonté de convergence est déjà inscrite dans cette première démarche. Travail d’inventaire et premières analyses sont réalisés pour la société Technopolis, puis consignés dans un rapport diffusé de façon restreinte en novembre 2005. (Background Report, Fritz Ohler, Technopolis) Après un travail de finition et de lissage, l’OCDE présente son étude en mai 2006. Le jeu aurait pu s’arrêter là, le rapport aurait pu en rejoindre beaucoup d’autres au cimetière des expertises de haut niveau. Deuxième surprise de taille, les principales recommandations sont mises en chantier illico presto, avec un calendrier ambitieux, mais assez réaliste.

Au niveau structurel, les principales recommandations couvrent troisthématiques essentielles : 

– la gouvernance politique du système national d’innovation (SNI),
– l’architecture ou l’articulation entre les trois couches du SNI,
– la consolidation stratégique des principaux acteurs.

Pour améliorer la gouvernance politique, l‘OCDE recommande en premier lieu la création d’un conseil national consultatif de politiques cientifique et technologique, présidé soit par le Premier ministre, soit conjointement par les deux ministres concernés. Je conseille chaudement à ce comité d’entendre régulièrement les principaux acteurs et d’instaurer une possibilité de saisine sur présentation de dossiers. C’est la condition évidente pour l‘efficacité de ce nouveau comité.

Dans la suite, je n’aborderai pas les deux premières thématiques, on pourra y revenir, notamment sur les subtils équilibres entre le « top-down » et le « bottom-up » en matière de stratégie d’innovation, sur la séparation des rôles.

La clé de voûte de la réforme du SNI luxembourgeois est l’instauration du contrat de performance pour la consolidation stratégique des opérateurs (CRP, CEPS) et des agences nationales (FNR et Luxinnovation). La jeune Université du Luxembourg a décliné l’offre. Pas de commentaire, je respecte la position du recteur sans la partager. Depuis 2002, le CRP Henri Tudor s’est engagé à fond sur le triptyque QTA (qualité, transparence et accountability). Mais le contrat de performance va plus loin, c’est un véritable contrat de service public qui fixe les droits et devoirs de l’opérateur (CRP) par rapport au commanditaire, l’État luxembourgeois. On le verra au CRP Henri Tudor, son impact sera fort et essentiel à tous les niveaux d’une entreprise publique performante consacrée à l‘innovation. Il serait étonnant qu‘il n‘en soit de même pour tous les acteurs de l‘innovation. Transparence et accountability s‘installent durablement, désormais un retour en arrière n‘est plus possible. 

Contrat de performance L’objectif du ministère de la Recherche est la mise en oeuvre au 1er janvier 2008 d’un contrat de performance portant sur trois ans (2008-2010). Pour y arriver, le ministère s’est assuré des services de Technopolis et de Lothar Behlau, expert en stratégie à la Fraunhofer Gesellschaft. Le processus pour arriver au contrat de performance mérite d’être expliqué. Dans une première étape, les experts externes ont proposé une grille détaillée pour l’autoévaluation stratégique des quatre établissements concernés. Fin 2006, les premières versions sont soumises aux experts qui suggèrent d’ailleurs de les rendre publiques.

Celle du CRP Henri Tudor est disponible sur son site web. Dans ce document, il s’agit de montrer, faits à l’appui, s’il y a eu de véritable stratégie dans le passé et de prouver la cohérence des approches envisagées pour le futur.

Cette première étape a été suivie d’une série d’ateliers de réflexionréunissant les responsables du ministère de la Recherche, les experts et les responsables des quatre établissements publics. Pour tous les participants, il s’est agi d’un passionnant exercice d’apprentissage collectif pour tracer les contours des contrats de performance, même si on a pu observer quelques petites ruptures de liens logiques. L’approche contractuelle sur base de performances correspond à l’état de l’art en matière de gouvernance des services publics en général, et des centres de recherche en particulier. Le marché est simple. L’État met à la disposition de l’opérateur des moyens, celui-ci s’engage en contrepartie à produire des résultats mesurables et des garanties de bon fonctionnement. On y retrouve le triptyque QTA propulsé au niveau des principes essentiels de la bonne gouvernance. 

En plus, la responsabilisation de l’entreprise est intégrée àcette démarche. Pour le CRP Henri Tudor, ceci s’inscrit parfaitement dans le modèle de gouvernance développé depuis 2002 sous le nom de code de « Modèle de Mondorf » : 

– recentrer le conseil d’administration sur la stratégie ;
– remplacer l’évaluation ex ante, en générale stérile et aléatoire, par l’obligation de rendre compte après (accountability) ;
– assurer le cofinancement public par une dotation unique pour missions d‘utilité publique (Dumup) ;
– mettre en place des outils calibrés de stratégie et de suivi (Quatrième Plan de Développement 2004-2007 disponible sur www.tudor.lu, indicateurs d’objectifs et de résultats, revue annuelle du plan de développement). 

L’essentiel de ce nouveau modèle a étémis enoeuvre dès 2004, à l‘exception de la DUMUP, qui verra le jour en 2008 dans le cadre du contrat de performance. En contrepartie de la DUMUP et de la garantie de l’indispensable autonomie stratégique et opérationnelle, le CRP s’engage sur un nombre limité d’indicateurs clés de performance (KPI) et sur une politique rigoureuse de QTA.

Et maintenant ? Pour être efficace dans notre contexte économique, le système d‘innovation doit être l‘objet d‘une bonne gouvernance. Ceux qui transforment les politiques en résultats, les travailleurs publics de la recherche, ne doivent pas être pris au piège par les gouvernants. Deux risques majeurs accompagneront la mise en oeuvre des premiers contrats de performance. Ces risques sont enfouis dans la notion pseudo objective des KPI.

La première tentation des experts externes et des fonctionnaires pourrait être d‘imposer des KPI issus de la pensée unique des consultants, en parfaite contradiction avec la finalité des établissements concernés. Cela pourrait revenir à mesurer les performances d‘un coureur de fond à l‘aide de ses exploits en haltérophilie, par exemple. Il faut orienter les indicateurs de performance sur la politique de l‘établissement, et non pas l‘inverse. Nous n‘avons pas le droit de nous tromper sur cette question existentielle.

Le deuxième risque pour accepter certains KPI est le cas de force majeur, non seulement imprévu, mais hypothétiquement programmé dans un scénario caché. À titre d‘illustration, peut-on s‘engager sur un indicateur comptant les doctorants et les doctorats soutenus, si le filtrage risque de se faire ailleurs ? Peut-on améliorer le taux d‘autofinancement, si les mécanismes publics d‘intervention financière ne sont pas synchronisés avec la réforme du système d‘innovation ?

Cela concerne en premier lieu le Ministère de l‘Économie et au delà tous les ministères qui commanditent de la recherche. À supposer qu‘il existe une volonté politique pour que nos entreprises soient présentes dans les programmes Eureka, il faut faire en sorte que les KPI n‘incitent pas les parties prenantes à se désengager.

Peut-on s‘engager sur la création d‘emplois dans d‘éventuelles entreprises spin-off, alors qu‘il est évident que cet indicateur échappe totalement au pilotage du centre dont elles sont issues ? Même question pour le nombre de spin-off créés, ce mécanisme étant évidemment tributaire des conditions externes.

Sur ces questions de fond, la discussion entre parties prenantes n‘a pas encore eu lieu vraiment. Il faudra trouver des réponses acceptables par tous, ce ne sera pas facile. Et surtout n‘oublions pas l‘université devra tôt ou tard rejoindre cette zone de nouvelle gouvernance.

En cas de réussite, le système national d‘innovation renforcera sa visibilité sur le plan international en construisant des pôles de compétence reconnus sur des socles qui reflètent la réalité socio-économique du Luxembourg. Son niveau d‘activité permettra au Luxembourg d‘être un « Living Lab » en matière d‘innovation ouverte et d‘expérimentation dans de nombreux domaines qui comptent: finances et services commerciaux, logistique, service public, santé, environnement, bâtiment et PME, matériaux.

Claude Wehenkel
© 2023 d’Lëtzebuerger Land