Martine Feipel et Jean Bechameil, Melancholic Dislocation

À perte de repère…

d'Lëtzebuerger Land du 20.02.2015

Qui peut le plus peut le moins, mais n’y voyez aucun jugement de valeur. Ce n’est que de quantité qu’il s’agit, car après leur expérience vénitienne où Martine Feipel et Jean Bechameil avaient conduit le visiteur à travers une Ca’ del Duca chamboulée de fond en comble, emmené dans un parcours de surprise et de rêve, les voici qui refont et réussissent le coup avec les deux salles du Ratskeller. À une échelle donc moindre, mais le ravissement, transport dans tous les sens du terme, s’avère tout aussi fort.

Un avertissement, ou conseil, toutefois : il faut y aller le plus vite possible. Avant que le Luxembourg City Film Festival ne s’y glisse à son tour, prenne possession, milieu de la semaine prochaine, des lieux tout en blancheur, immaculés mais non moins vénéneux dans leur effet. Et de préférence y entrer seul, déambuler seul entre les colonnes de la grande salle. Elle en a quatre par elle-même, les artistes en ont ajouté une dizaine, celles-là des fois plus brinquebalantes. De quoi vous donner le vertige. Il s’empare de votre personne définitivement avec le dédoublement qu’opère l’un des murs, face à l’entrée, entièrement tapissé de miroir.

Même si, à l’encontre des contes, on ne passe pas ici de l’autre côté du miroir, le sortilège est assez fort. Double, en vous donnant l’apparence d’une grande et belle ouverture, d’une infinitude même, et au contraire justement, en vous renvoyant à vous-même. D’où sans doute cette réalité, cette impression auxquelles se réfère le titre de l’exposition : Melancholic Dislocation. Où il n’est plus question alors des lieux seulement.

L’autre salle, proche de l’entrée, elle, joue du vide, et c’est de l’abandon, de la déréliction qu’elle suggère. Décor qui va servir au quartier général du festival, et rappelons en passant que Jean Bechameil a travaillé naguère sur ceux de certains films de Lars von Trier. Il reste vrai que le visiteur, tout autrement qu’auparavant, peut ressentir ici encore les choses à sa guise. Mais non moins à perte de repère.

Un mur dont la peinture ou le papier peint s’écaillent, se détachent ou s’arrachent par plaques, ouvrant quelles blessures ; un meuble, guéridon déformé, distordu, de quels coups reçus, qui gît par terre, non, il est placé sur un socle, telle une sculpture ; des volets accrochés à d’autres murs, fermés sur quelles nuits. Mais trop de lumière n’est pas moins inquiétante, irritante, aiguise, au moins dans un premier temps, les sens, amplifie les sensations, les connotations.

On conçoit aisément combien Martine Feipel et Jean Bechameil se confrontent eux-mêmes à leurs lieux d’exposition avant de se les approprier, de passer à la (dé)réalisation. Avant d’y entraîner, à ses risques et périls, le visiteur. Combien de dessins par exemple précèdent projet et installation. Dans l’exposition du Ratskeller, tels de ces dessins montrent des fenêtres qu’on dirait parcourues par des nuages, qui y font des trous par où entrent des branches d’arbres. D’un coup, dans un univers qui semblait arrêté pour de bon, aseptisé, s’introduit autre chose, du mouvement, du temps, qui pourrait le mettre plus en danger encore, de la nature, et l’on sait, dans tels endroits de civilisations lointaines (dans l’espace, dans le temps justement), son effet sur les vieilles pierres.

Concluons, Martine Feipel et Jean Bechameil, à chaque fois, nous font appréhender les espaces, les choses, autrement : ce qui veut dire les saisir en même temps qu’il s’y greffe tant soit peu de frayeur. Et de même que dans la mélancolie, cette tristesse, il est là une bonne part de bonheur.

Martine Feipel & Jean Bechameil, Melancholic Dislocation, exposition ouverte jusqu’au 8 mars, au Cercle Cité, Ratskeller, entrée rue du Curé, Luxembourg, tous les jours de 11 à 19 heures, fermeture exceptionnelle le 25 février, visite commentée les samedis à 11 heures; http://cerclecite.lu.
Lucien Kayser
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