Hébron

Ghost City

d'Lëtzebuerger Land du 02.12.2010

Hébron est une des villes les plus anciennes du Proche-Orient et ville sainte aux trois grandes religions monothéistes. À l’instar de toute la région, elle est victime de nombreuses convoitises. Il y a encore vingt ans, Hébron était un des principaux centres commerciaux de la Cisjordanie. La vieille ville bougeait. Aujourd’hui, Hébron est plus connue par son surnom « ghost city ».

En quelques années, la vieille Hébron s’est vidée de sa population dyna-mique qui la faisait vibrer. Pourquoi alors toute une ville choisit-elle d’arrêter de vivre ? Eh bien, parce que ce n’était pas un choix. À l’instar de la Cisjordanie, qui, selon les accords intérimaires de 1995 fait figure d’État palestinien, des colons israéliens sont venus s’y installer. Si, partout dans les territoires occupés palestiniens (Palestinian Occupied Territories POT), on voit des colonies israéliennes surgir comme des champignons, à Hébron, on est particulièrement interpellé par la clarté.

Hébron est la seule ville palestinienne avec une colonie israélienne dans son centre. Les premiers colons s’y étaient installés après la guerre de 1967 qui a vu l’occupation de la Cisjordanie par Israël. Cette action isolée s’est vu sanctionnée par le gouvernement israélien qui a décidé que l’armée devait protéger les colons des habitants. Cette protection a attiré de plus en plus de colons, avec la plus grande vague dans les années 1980. Aujourd’hui pour 500 colons, il y a 2 000 soldats dans la vieille ville.

Mais les populations ne vivent pas dans un melting pot. Loin de là. L’accord de 1997 divisait la ville en deux: H-1 inclut 115 000 Palestiniens sous contrôle de l’autorité palestinienne et H-2 comprend la vieille ville avec ses 35 000 Palestiniens et les colonies israéliennes dorénavant placées sous contrôle militaire israélien. Le principe de la colonisation est la séparation et la ségrégation. Si les colonies rurales se sont implantées sur les sommets des collines à quelques centaines de mètres du prochain village palestinien, à Hébron, la séparation est affaire de quelques mètres. Si la colonisation de ces POT se manifeste partout de façon massive et continue, à Hébron, elle frappe particulièrement, même le touriste au regard non averti (sauf que ceux-ci ne viennent pas jusqu’à Hébron).

À se promener dans les rues de la vielle ville, on a l’impression de se retrouver dans un mauvais film. Mieux vaut ne pas lever le regard et voir les soldats israéliens stationnés sur les toits des maisons avec leur kalachnikov dirigée sur les rues. La situation à Hébron est théâtrale. En bas des rues se trouvent les Palestiniens, ceux qui n’ont pas pu fuir, faute de moyens financiers. Tous les autres, avec l’arrêt de la pulsion de la ville, l’ont quittée. La vie est devenue invivable après l’effondrement économique. Les portes des boutiques barrées, la ville donne l’impression d’un musée historique.

Les visées des kalachnikov à tous les coins de rue, les tours de garde, les barricades, les murs, les grillages, les checkpoints, on a l’impression d’être sous siège. Ou bien dans une prison. Michel Foucault aurait pu analyser la ville selon son concept de panopticon, un système de surveillance qui se caractérise par divers éléments de contrôle. Le résultat en est que même en tant qu’étranger, on s’y sent mal, crispé, on a presque l’impression d’avoir commis une faute.

La vie n’a pas toujours été aussi intolérable à Hébron. Ce n’est qu’en 1994, paradoxalement, avec l’attentat d’un israélien juif extrémiste, Baruch Goldstein, dans la mosquée d’Abraham qui a fait 29 morts que les mesures contre la liberté de circulation des habitants palestiniens ont été renforcées. Puis, avec le début de la deuxième intifada en septembre 2000, la politique coercitive devenait totale. 17 militaires israéliens et cinq civils israéliens périrent ainsi que 88 Palestiniens dont au moins 46 ne participaient pas aux hostilités1. En avril 2002, les forces de défense israéliennes ont pris le contrôle de la ville entière.

De nombreux couvre-feux se suivaient, le plus long durant six mois. Imaginez la vie des familles, qui souvent comprenaient trois générations et jusqu’à douze membres, se trouvant emprisonnées dans une ou deux chambres pendant des semaines et des mois ! L’intimité et la dignité bafouées, toute une population luttait pour garder la patience. À la justification avancée par l’armée, la sécurité des colons, de nombreuses organisations de défense des droits de l’homme répliquèrent que les couvre-feux étaient plutôt une façon de punition collective contre toute une population, tous les Pales­tiniens ne représentant pas un danger pour les colons.

À Hébron, on peut observer la même politique des faits accomplis qu’Israël applique avec sa colonisation dans le reste de la Cisjordanie. Progressive-ment, pas par pas, la vie est rendue plus difficile pour les Palestiniens. Une rue après l’autre est fermée à la circulation des véhicules et des piétons palestiniens, comme l’axe principale, la rue a Shuhada. Avec la fermeture des rues, de nombreuses familles ont été empêchées de rentrer chez elles. D’autres se sont débrouillées, tant bien que mal, soit en passant par des fenêtres ou par le toit de la maison voisine.

L’élément principal de la politique israélienne de séparation et de ségrégation des populations est la restriction sévère de mouvement des Palestiniens. En Cisjordanie, le territoire est morcelé par des éléments manifestes, comme le mur, les colonies, les infrastructures, les blocages de rue et autres barricades ainsi que des éléments moins manifestes comme des stations-service ou encore des stations d’épuration. À Hébron, la même politique est appliquée. 17 checkpoints, ces fameux points de contrôle, au total rendent la circulation pénible dans la vieille ville. Pour accéder à la fameuse tombe d’Abraham et sa mosquée, les habitants doivent passer par un checkpoint avec toutes les intimidations et humiliations que cela peut entraîner. En août 2005, l’office des Nations unies pour la Coordination des affaires humanitaires OCHA comptait 101 obstacles physiques de toutes sortes dans le secteur H-2.

Conjointement avec la fermeture des rues et des couvre-feux, on dénote les fermetures de boutiques et des marchés. Une étude conduite par B’Tselem, le Centre d’information israélien pour les droits de l’homme dans les territoires occupés, en novembre-décembre 2006 a montré que 1 014 appartements palestiniens ont été délaissées par leurs habitants et 1 829 établissements commerciaux ont dû fermer leurs portes. Ce chiffre représente 76,6 pour cent des activités commerciales dans la ville. Des commerces fermés, 440 l’ont été sous ordre militaire israélien, les autres étant le plus souvent délaissés après découragement. La fin de la vie économique s’accompagne nécessairement de la fin de la vie tout court. Une étude du Comité international de la croix rouge (CICR) en 2009 a conclu que 77 pour cent de la population de la vieille ville de Hébron vivent sous le seuil de la pauvreté.

À travers l’organisation israélienne Breaking the Silence, de nombreux anciens soldats ont rendu publiques des histoires embarrassantes pour Israël et son armée, en particulier. Ainsi, un soldat témoigne de l’absurdité de leurs actions : « Notre boulot était d’arrêter les Palestiniens, de leur dire que c’était interdit de passer... C’était absurde... C’était interdit de passer parce que c’était interdit de passer. »2

Ces illogismes s’accompagnent souvent d’abus de pouvoir de la part des militaires. Un soldat témoigne de la liberté d’action dont ils jouissent : «La facilité avec laquelle tu fais ce que tu veux, sans aucune supervision…ce qui m’a le plus inquiété était le pouvoir non régulé et non contrôlé et ce qu’il amenait les gens à faire »3. En effet, la présence grandissante des soldats à Hébron a normalisé la violence et les harcèlements.

Tout se passe selon la loi du plus fort. Avec comme conséquence une déshumanisation des auteurs. De nombreux soldats racontent des « jeux »4 auxquels les soldats se livraient pour « passer le temps », ces jeux pouvant être soit la fouille des maisons pendant la nuit, l’arrêt arbitraire des passants où d’autres « amusements » qui avaient comme résultat de semer la terreur parmi les victimes. Un témoin rapporte : « Nous saisissions une maison, vous connaissez la procédure : la famille déménage un étage plus bas... nous installions un tuyau pour uriner... de telle manière à ce que l’urine coule dans la cour de la maison... C’était la blague quotidienne. On attendait que le père ou qu’un des enfants rentre pour leur pisser dessus »5.

Si les soldats sont souvent auteurs d’actes de violence, ils ne peuvent ou ne veulent l’empêcher. Maints rapports d’organisations et d’institutions internationales décrivent les violences des colons envers les Pales­tiniens, souvent sous le regard des soldats. Les autorités israéliennes sont régulièrement appelées à assurer le droit dans les POT mais la loi militaire qui règne à Hébron et dans l’ensemble des territoires occupés semble ne prendre parti que pour les colons israéliens.

Ian Christianson, responsable de la présence internationale d’observateurs à Hébron (TIPH), décrit la réalité comme suit : « Les colons sortent presque toutes les nuits et font du mal à n’importe qui vit proche d’eux… »6. Souvent, les parents encouragent leurs enfants en dessous de douze ans d’exercer la violence, car, comme le rapporte dans une interview avec le journal Ha’aretz le commandant de la police de Hébron, Ali Zamir, ils n’ont pas de responsabilité criminelle.

Une clôture en fil de fer barbelé est suspendue au-dessus d’une des rues principales pour protéger les passants palestiniens des jets de pierre lancés par les colons installés au-dessus dans les maisons. Les habitants ne peuvent pas faire grand-chose. De toute façon, disent-ils, les colons sont protégés non seulement par les soldats, mais par l’État tout entier d’Israël.

En omettant d’intervenir, les autorités valident leurs actions. Cette impunité laisse les organisations des droits de l’homme craindre un accroissement de la violence. Un officier témoigne : « Les commandeurs représentent les intérêts des résidents juifs ... les commandeurs militaires sont un jouet dans les mains des colons »7. Et un soldat confirme : « Je ne pouvais rien faire contre les colons, car selon les ordres, je n’étais pas autorisé de les arrêter»8. En général, il n’y a pas d’enquête dans les incidents de violence des colons9. Ils le savent et en abusent. Ils vivent véritablement comme des rois dans un royaume qui, selon eux leur appartient. Mais, les résidents, le droit international et en parti­culier la quatrième convention de Genève le voient différemment.

Car selon le droit humanitaire international qui s’applique aux territoires occupés, la protection de la population revient à la partie occupante. La Quatrième Convention de Genève est le cadre de protection pour les Palestiniens sous occupation ... sauf qu’Israël n’applique pas cette convention. La colonisation illégale et les violations des droits de l’homme dans les POT sont accomplies avec la complicité, voire l’autorisation et l’encouragement de divers gouvernements. Le maintien de la sécurité ne peut justifier la discrimination de toute une population.

La symbolique d’Hébron est primordiale. Cette ville, de par le cri qu’elle étouffe, évoque tous les territoires palestiniens occupés. D’autant plus qu’aujourd’hui, on craint une « hébronisation » de Jérusalem Est. Selon la ligne verte de 1949, la vieille ville appartient aux territoires palestiniens et donc à Jérusalem Est. Mais Israël, ayant annexé Jérusalem Est en 1967, y poursuit sa politique expansive. Des milliers de palestiniens ont été chassés depuis lors. Maintenant, on y voit des drapeaux israéliens flotter librement.

Un officier de l’Établissement de la défense israélienne décrivait la politique d’Israël dans le centre d’Hébron comme « un processus permanent de dépossession des Arabes afin d’étendre le territoire juif »10. Au moins, il n’a pas caché la vérité. Celle que la politique israélienne des faits accomplis dissimule. Et avec succès, puisque la communauté internationale ne réagit pas à cette politique de petits pas, alors que nombreux sont les analystes qui voient dans le morcellement des POT une tentative d’affaiblissement des Palestiniens.

1 Ghost Town, Israel’s Separation Policy and Forces Eviction of Palestinians from the Center of Hebron, May 2007
Nathalie Oberweis
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