Théâtre

Les histoires d’amour finissent mal…

d'Lëtzebuerger Land vom 23.03.2018

« Dans la vie, l’essentiel est de porter sur tout des jugements a priori. » Boris Vian, avant-propos de L’écume des jours, Nouvelle-Orléans, 10 mars 1946

Que trouve-t-on sous ce titre bizarre, L’écume des jours ? Dans la préface de la dernière édition poche du livre, parue en 2013 chez Pauvert, Frédéric Beigbeder, auteur pop cynique français s’il en est, tente de donner des pistes : « Un vieux roman qu’on oblige nos enfants à lire au collège ? Un anti-conte de fées pour adolescents attardés ? Un petit manifeste pour une littérature libérée du raisonnable ? » Le mince roman serait un peu de tout cela, spécule-t-il. Pour le toujours jeune Tom Dockal (il a 27 ans, l’âge auquel sont mort Janis Joplin, Jimi Hendrix, Jim Morrison ou Kurt Cobain), c’était un peu les trois. Surtout, c’était un des premiers livres en français qu’il ait lu et qui l’ait touché, « il y avait quelque chose de très libre dans cette écriture qui m’a immédiatement parlé », raconte-t-il au Quotidien (du 20 mars). Alors quand Frank Hoffmann, le directeur du Théâtre national, lui propose de faire sa première mise en scène d’un texte français, et pour éviter Faydeau et Molière, Dockal propose d’adapter le roman de Vian pour les planches. Avec Anne Simon, ils travailleront la version du texte pendant des mois. Jusque-là, Tom Dockal avait fait trois mises en scènes de textes plutôt politiques en luxembourgeois : Juncker/Mille, les Fatzbéidelen den Norbert Weber et le cabaret Ceci n’est pas une Maggy Nagel.

Le public accouru en nombre à la première de la pièce ce mardi se composait à parts égales de Bildungsbürger venus retrouver Vian, de copains des membres de l’équipe et de lycéens et (surtout) lycéennes qui visiblement travaillent Vian à l’école. Le grand défi était donc de savoir comment plaire, comment parler à tout le monde ? Comment traduire dans l’espace concret de la scène l’univers onirique et souvent surréaliste du livre ? Que garder des 280 pages, faites surtout de descriptions pleines de fantaisie de ce monde qu’habitent les amis Colin et Chick, leurs amantes Chloé et Alise, leur cuisinier Nicolas (Thomas Delphin-Poulet, qui a de nombreuses ressources) – et une armée d’autres personnages supprimés ici ? Tom Dockal et Anne Simon ont choisi de suivre de façon linéaire l’histoire originale, en faisant alterner narration indirecte et action directe. Si les longues descriptions ont été abandonnées, tout le développement des histoires d’amour, de maladie et de malheur est bien là. Et pour reproduire l’imaginaire de Vian, ils ont choisi un décor très abstrait : des dizaines de cordes vertes symbolisant des lianes pendent du plafond et peuvent signifier la moiteur des nuits à danser le jazz à la Nouvelle Orléans ou le tournis d’une après-midi à la patinoire à tomber amoureux (décor et costumes : Jasna Bosnjak).

Colin le riche dandy (superbement léger Robin Barde) et Chick, son ami ingénieur démuni mais intellectuel (Damien Buestel, très mai 68), tous les deux 22 ans, n’ont qu’une seule envie : celle de tomber amoureux. Ils rencontrent Chloé pour le premier (Renelde Pierlot, naviguant joliment entre force et faiblesse) et Alise pour le second (Sophie Mousel, très aérienne et pleine de joie de vivre). C’est le coup de foudre. Colin et Chloé se marient vite, mais Chick dépense tout son argent – qui se compte en « doublezons »– pour acquérir des livres et souvenirs de Jean-Sol Partre, son dieu (référence à l’ami Sartre, bien sûr, pour lequel son épouse Michelle quittera Vian quelques années plus tard). Puis Chloé tombe malade, elle a un nénuphar dans son poumon, et tout dégringole, jusqu’à la mort de Chloé.

Cette histoire d’amour qui finit mal, c’est un peu Roméo et Juliette en plus moderne. L’histoire se joue dans la joie de l’après-guerre, la liberté retrouvée, les soirées à danser et à écouter du Duke Ellington. Tom Dockal, qui a toujours aimé la déconnade sur scène, en fait des tonnes : de nombreux changements de costumes, des saynètes de numéros de slapstick qui s’enchaînent jusqu’à ce qu’on en perde l’orientation, des références aux Monty Python ou au Titanic de James Cameron ; il fait entrer une auto-tamponneuse, fait faire du patin à roulettes à ses acteurs, ou des chorégraphies déjantées et s’est beaucoup amusé, avec John Anthime Miller, à créer une bande-son originale. Mais Dockal semble tomber dans le même excès visuel que Michel Gondry dans son adaptation cinématographique (argh, ces lumières de toutes les couleurs de l’arc-en-ciel…) Tout est tellement joli, tellement recherché ou intentionnel que cela en devient insupportable, comme une indigestion visuelle. Restent les moments plus calmes, plus modestes, qui se passent presque dans la pénombre, comme les moments intimes entre Chloé et Colin, enroulés dans les cordes dans une simple lumière blanche, qui touchent vraiment.

L’écume des jours de Boris Vian, dans une mise en scène de Tom Dockal, collaboration artistique : Anne Simon ; assistante à la mise en scène : Sally Merres ; décors et costumes : Jasna Bosnjak ; lumière : Daniel Sestak ; création musicale : John Anthime Miller ; chorégraphie ; Simone Mousset ; avec : Robin Barde, Damien Buestel, Thomas Delphin-Poulat, Sophie Mousel et Renelde Pierlot ; prochaines représentations les 23, 29 et 30 mars à 20 heures ; le 25 mars à 17 heures ; www.tnl.lu.

josée hansen
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