Coup de pompe

d'Lëtzebuerger Land vom 04.03.2022

Dans le film Donnie Brasco, Johnny Depp tabasse le maître d’hôtel d’un restaurant japonais qui lui avait demandé avec insistance d’ôter ses bottines avant d’entrer dans l’établissement. S’il ne veut pas enlever ses chaussures, ce n’est pas parce que son père serait mort à Okinawa et que, par honneur, il ne veut pas se plier aux traditions orientales, mais plutôt parce qu’il y cache un dispositif d’enregistrement. Néanmoins, ses copains mafieux se laissent convaincre et remettent leurs chaussures avant d’administrer une correction au pauvre Japonais.

Enlever ses chaussures quand on rentre chez quelqu’un n’est pas aussi ancré dans les traditions au Luxembourg qu’à Tokyo, mais c’est une habitude de plus en plus répandue. Est-ce un relent hygiéniste né de la crise sanitaire ? Dur à croire tant la pratique était déjà établie dans deux sphères de la population locale : les parents de jeunes enfants qui marchent à quatre pattes, d’une part, et les personnes ayant dépensé plusieurs milliers d’euros chez Bembé pour un beau parquet massif, d’autre part. Toujours est-il qu’en ces jours où la fin annoncée de la pandémie aurait pu tous nous inciter à retrouver les plaisirs de la convivialité plutôt que les angoisses des tensions géopolitiques entre voisins, mieux vaut avoir conscience des risques de déclenchement d’un conflit majeur en abordant ce sujet qui cristallise deux conceptions opposées de l’hospitalité. Est-ce à celui qui invite d’accepter les différentes habitudes des personnes qu’il reçoit chez lui ou à l’invité de proposer, par politesse, de passer la soirée en chaussettes ? Déjà qu’il n’est pas évident de se souvenir chez qui on serre la main, fait la bise (une, deux ou trois), se donne l’accolade, fait un check du poing ou du coude, ça commence à devenir compliqué la convivialité.

Évidemment, si vous êtes invités à une soirée dansante, la question ne se pose pas. Mais on n’a pas toujours envie d’enfiler son smoking ou des talons aiguilles pour éviter d’avoir à sortir les charentaises. À l’inverse, il est des lieux où l’usage du déchaussage s’impose sans discussion. À la Spillschoul c’est chaussons pour tout le monde. Certaines Joffer poursuivent d’ailleurs la pratique tout au long de l’école primaire. Arrivé dans le secondaire, il ne viendrait à l’idée d’aucune personne dotée du sens de l’odorat de ne pas enfermer les pieds des adolescents dans autant de couches protectrices que possible. Mais adulte, qu’est ce qui pourrait s’y opposer ? Un trou laissant apparaître un orteil disgracieux ? Des motifs particulièrement ridicules (style Homer Simpson ou demi-avocats) ? Une tendance à la transpiration qui vous fait craindre de laisser votre empreinte dans le salon comme si vous marchiez sur une plage de sable blanc ? Des talonnettes jamais avouées, qui vous permettent de tricher pour gagner quelques centimètres ?

Entre la tentation d’installer un pédiluve dans son hall d’entrée pour barrer la route à tout germe et la phobie des mycoses de ceux qui refusent le contact de leur pied avec un sol inconnu, il y a moyen de trouver un terrain d’entente, à peu près aussi éloigné des psychoses que des névroses. Quand on rentre chez des gens, pas besoin d’être Sherlock Holmes pour voir si leur hall d’entrée ressemble à celui de la Mosquée bleue, avec une collection de chaussures à faire pâlir d’envie Imelda Marcos. Dans ce cas, il est probable que proposer d’enlever vos souliers souillés, ou de ranger vos rangers, soit un signe de politesse, et non de soumission. À l’inverse, il est assez peu fréquent de recevoir à dîner des amis tout juste rentrés d’un jogging sous la pluie dans un champ de pommes de terre et il n’est peut-être pas indispensable de demander explicitement à quelqu’un qui ne rentre pas du trail du Mullerthal à ne pas marcher avec ses semelles propres sur votre sol.

Si vous craignez d’être devenu un hydro alcoolique anonyme, ou au contraire un réfractaire aux gestes barrières, il reste la solution de revenir aux apéros Skype. Derrière sa webcam, chacun peut se faire plaisir en pantoufles, en crocs, en Weston ou en Louboutin.

Cyril B.
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