En introduisant une filière du « classique » dans trois lycées techniques, le ministère de l’Éducation redistribue les cartes

Section « I »

d'Lëtzebuerger Land vom 23.03.2018

Ayant compris qu’une réforme globale du système éducatif serait impraticable, le ministre de l’Éducation nationale, Claude Meisch (DP), a choisi de subvertir le statu quo en multipliant les micro-mesures : autonomie des écoles, nouvelles filières et labels de qualité. L’introduction d’une « section I » fait partie de cette stratégie politique, menée sous le mot d’ordre de la « diversification du paysage scolaire » (« Ënnerschiddlech Schoule fir ënnerschiddlech Schüler »). En lançant une filière de l’« enseignement secondaire » dans le Lycée des Arts et Métiers (LAM) et le Lycée Technique d’Esch (LTE), Claude Meisch gomme le nimbe de l’exclusivité qui entourait les lycées dits « classiques ». « Nous sommes heureux de pouvoir contribuer à l’enrichissement de l’offre dans le classique », dit la directrice du LAM, Véronique Schaber.

Que la section ait été baptisée « I » est dû à un heureux hasard alphabétique. De « A » (section littéraire) à « H » (la section binationale du lycée de Schengen), les huit premières lettres étaient prises. Alors, « i » pour « informatique » ? « Ce n’est pas une section informatique. C’est une section informatique et communication », martèle Fabrice Roth, le professeur en informatique qui en supervise le lancement au LAM. La grille horaire inclut en effet deux heures de « communication médias ». L’élève, dit Roth, y apprendrait à « faire des pitchs », à utiliser les « nouveaux médias » et à se familiariser avec la théorie de la communication. (Un premier professeur en communication vient d’être recruté.)

La grille d’horaire de la section « I » emprunte beaucoup à celle de la « C » (sciences naturelles). Or, elle fait une large place à l’anglais ; quatre heures en classe de Troisième, trois en classe de Deuxième et de Première. Les élèves y apprendraient à « s’exprimer en anglais technique », explique le ministère de l’Éducation dans sa brochure de promotion. (Le français et l’allemand sont enseignés trois heures par semaine ; et, en dernière année, il faudra choisir entre l’une des deux langues.) Pour le reste, la section reste lourde en maths : six heures par semaine pour les classes de Première. Les technologies de l’information et de la communication ( « TIC » ou « ICT » en anglais) sont enseignées dans trois matières (à chaque fois deux heures de cours) : programmation, modélisation et « innovations ». Cette-dernière vise à analyser les dernières tendances hyper-pointues.

Le LAM a lancé les deux premières classes de la « section I » à la dernière rentrée scolaire ; les deux classes de Troisième accueillent 24 lycéens qui proviennent tous de lycées « à prédominance classique ». Chacun aura donc quitté son école – et souvent son cercle de copains –, après avoir rédigé une lettre de motivation et passé un entretien. Roth estime que les nouveaux élèves se sentiraient à l’aise au LAM : « Ils me disent : ‘On ne veut plus apprendre par cœur, pour tout oublier deux jours après l’épreuve’. » (Seulement trois élèves ont décidé de quitter la « section I » en cours d’année.) Qu’aucun lycéen provenant du LAM ne se soit inscrit dans la nouvelle section peut étonner. « Nous avons mené des entretiens personnels avec chacun des candidats. Or, nos élèves intéressés voulaient en fait étudier l’informatique. Et pour cette voie, il vaut mieux passer une treizième générale informatique », dit Francis Roth.

Selon la directrice du LAM, le nom de la section forcerait son lycée à faire de la « contre-propagande » aux fausses informations qui circuleraient : « Certains disent à leurs élèves : ‘Attention, ne vous inscrivez pas en section ‘I’ ! Parce qu’avec un tel diplôme, vous ne pourrez faire que des études en informatique’. » Or, dit-elle, la section s’adresserait à ceux qui veulent étudier la médecine, le design ou d’autres disciplines où l’outil informatique joue un rôle important ; c’est-à-dire quasiment toutes. La plupart des élèves inscrits dans la filière « I » ne voudraient d’ailleurs pas étudier l’informatique. « Il est clair que nous préparons nos élèves à ce que les universités demandent. Et nous nous sommes renseignés auprès d’elles », dit-elle.

Sur les trois prochaines années, le LAM et le LTE auront l’exclusivité de la nouvelle section. (Le Lycée Edward Steichen à Clervaux – LESC – suivra en 2018-2019.) Sur les 39 lycées publics que compte désormais le Luxembourg, seulement six peuvent être qualifiés comme « exclusivement » classiques : l’Athénée, le Michel Rodange, le Lycée des Garçons au Limpertsberg et celui à Esch, le Schumann ainsi que le Lycée Hubert Clément. La multitude de nouvelles structures créées sur les vingt dernières années (à Schengen, Junglinster, Redange, Belval ou Differdange) auront brouillé les frontières entre lycées strictement « classiques » d’un côté, et « techniques » de l’autre.

Le Lycée Art et Métiers vient de biffer le « t » (pour « technique ») de son nom, mais sa directrice Véronique Schaber, qui est professeure d’histoire, ne veut y voir une distanciation : « J’ai toujours dit : ‘technique, et fier de l’être ». C’est peut-être pour rassurer les futurs élèves de la section « I » que le ministère a affublé le LAM, le LTE et le LESC du « label d’excellence » de « future hub ». Lors de la présentation de ce sigle, le ministre Meisch faisait une analogie historique approximative : « Comme autrefois les ‘Léierbuden’, qui préparaient les jeunes aux différents métiers de la sidérurgie, ces pôles seront orientés vers les métiers du XXIe siècle ». (Ces dernières trente années, les Léierbuden ont fermé les unes après les autres : celle de Goodyear en 1984, celle de la CFL en 1997 et celle d’Arcelor-Mittal à à Belval et à Differdange en 1984 et en 2013.) La section « I » viserait à « créer des digital leaders », pouvait-on lire dans le dossier de presse que le ministère de l’Éducation publiait en janvier 2017. Francis Roth définit le « digital leader » comme quelqu’un qui est capable d’« assembler différentes parties informatiques pour développer un concept nouveau ». Or, la nouvelle section doit faire face à un manque « dramatique » (dixit Schaber) de profs en informatique : « Vingt postes sont à pourvoir, mais seulement cinq personnes se sont portées candidates ». (En 2016, trois candidats s’étaient signalés pour 17 places libres.) Le multilinguisme comme critère nécessaire à la fonctionnarisation réduisant sensiblement le pool de recrutés potentiels.

Francis Roth est un des rares informaticiens à avoir fait le saut dans l’enseignement. Après des études à Aix-la-Chapelle, il était entré au Statec. C’est en donnant des formations continues qu’il se rend compte qu’il aime enseigner. (Il estime pourtant que, par rapport à ce que gagne un ingénieur-informaticien dans le privé, la conversion en prof représenterait « e Krack no ënnen »). En attendant de trouver les futurs enseignants d’informatique, le manque est compensé par des chargés et des heures supplémentaires prestées par les profs actuellement en place.

Bernard Thomas
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