Portrait : Marie Jung

Marie Jung, l’héritière

d'Lëtzebuerger Land du 25.03.2016

« Prends mes lèvres. Prends mon souffle. Prends mes seins. Prends mes mains... Prends mon corps tout entier. » Elle est d’une extrême concentration quand elle invective ainsi son amant, le docteur Pascal, qui s’apprête à la quitter pour qu’elle puisse faire sa vie avec un plus jeune que lui. « Je suis la fleur qui pousse à tes pieds ; je suis l’eau qui coule pour te rafraîchir. Je suis la force qui jaillit pour te rendre ta jeunesse. Moi-même... je ne suis... rien... » Clotilde est une femme amoureuse, une femme qui a peur de perdre celui qu’elle considère être l’homme de sa vie, qui l’a vue grandir depuis ses sept ans, qu’elle a toujours aidé et assisté. Mais leur amour incestueux est impossible, le docteur est en même temps son oncle. Marie Jung incarne Clotilde dans Liebe, la première partie d’une trilogie conçue par Luk Perceval à la Ruhrtriennale l’été dernier et qui est actuellement jouée au Thalia Theater à Hambourg. La Trilogie meiner Familie est basée sur les vingt romans du cycle des Rougon-Maquart d’Émile Zola, dont Perceval distille trois soirées thématiques : Liebe, puis Geld et Hunger, une par été à la Ruhrtriennale. Dans cette première partie, Marie Jung est fraîche, insouciante, virevoltante, sautant dans les bras du docteur Pascal (Stephan Bissmeier), basculant gaiment sur la corde qui pend du plafond – jusqu’à cette rupture.

Nous avons rendez-vous à la Weltbühne, le restaurant du Thalia Theater à Hambourg, le samedi qui précède la représentation. L’espace regorge de souvenirs de théâtre, des centaines de fêtes de premières ont eu lieu ici. Marie Jung a rejoint l’ensemble du Thalia cette saison, après avoir été durant trois ans dans celui des Münchner Kammerspiele sous Johan Simons et, dès la sortie de sa formation au Max-Reinhardt-Seminar de Vienne, trois ans aussi dans l’ensemble du théâtre de Bâle, la ville qui l’a vue grandir. « J’ai toujours su qu’un jour, je voulais habiter à Hambourg », se souvient-elle, après avoir commandé une Apfelschorle. La faute à son père, qui a dû partir de Bâle, où la famille venait d’emménager pour le suivre, à la fin des années 1980, pour aller jouer à Hambourg justement. Marie se rappelle les voyages entre les deux villes et des étés passés entre les grands-parents au Luxembourg et son père à Hambourg. Mais dans l’ordre...

À trente ans, Marie Jung est une jeune femme curieuse et intelligente, avec des yeux bleus grands ouverts sur le monde – et déjà une actrice hors du commun. On vient de la voir dans Ophelia au Grand Théâtre au Luxembourg, un projet expérimental basé sur le personnage féminin de Hamlet, élaboré avec Kristof Van Boven, son partenaire dans la vie, qui en a assuré la mise en scène, dans une production des Münchner Kammerspiele. Elle vient aussi chaque Noël jouer Frau Timm dans la comédie Der Messias de Patrick Barlow, mis en scène par Nikola Weisse, au Capucins, à côté de son père, justement, André Jung.

« Le théâtre n’a jamais vraiment été une option pour moi, se raconte Marie. Parce que nos parents nous en ont toujours protégées, ma sœur et moi. » Bien sûr qu’elles allaient voir leur père qui jouait – même si, enfant, ce n’était pas évident de le voir mourir sur scène –, mais le théâtre, et surtout ses soucis, n’était pas le thème central à la maison. Durant la puberté, elle rejetait d’ailleurs ce monde, parce qu’elle en a alors compris les mécanismes, les jalousies, ses grands sentiments parfois feints, ses amitiés éphémères, le manque de loyauté... Marie pensait donc s’orienter vers un métier pédagogique ou quelque chose avec les langues, lorsque, après une année en tant que fille au pair passée dans le Sud de la France, elle va voir son père, qui répète alors Die Zehn Gebote avec Johann Simons à Munich, assiste durant quatre jours aux répétitions, prend des notes avec frénésie. Et lorsqu’elle rentre, se surprend elle-même lorsqu’elle annonce à sa mère et à sa sœur : « ...et donc j’ai décidé que je veux devenir actrice ! » Stupéfaction de toutes parts. « Ce moment, c’était comme si on m’avait ôté dix kilos de ma poitrine tellement j’étais soulagée ! » Elle s’inscrit dans plusieurs écoles de théâtre – « pas celles, comme Leipzig ou Munich où les jeunes femmes devaient obligatoirement répéter deux rôles ‘en robe’ » –, et est tout de suite prise à Vienne. Elle semble encore étonnée aujourd’hui d’avoir été retenue comme une des deux nouvelles recrues parmi 280 candidats, alors qu’elle avait débarqué un peu naïvement dans cet univers hyper-concurrentiel. Depuis, elle enchaîne succès sur promotion, travaille avec les metteurs en scène les plus en vue du théâtre germanophone, décroche des rôles importants... Elle sait que les gens sont conscients qu’elle existe parce qu’elle est la fille d’André Jung, « mais, à ce niveau-là, on n’est engagé dans un ensemble que si on est bon ».

Chez Zola, le docteur Pascal est vu comme une menace par la famille parce qu’il consigne toutes les informations sur la généalogie de la famille – il y a deux branches de la centenaire tante Dide : les héritiers légitimes d’un premier mariage, et les descendants « bâtards » d’une amourette qu’elle avait eue avec un contrebandier et qui vivent dans la pauvreté et l’alcool. Pascal est persuadé que la misère et les maladies sont héréditaires et veut les éradiquer en développant ses propres médicaments. Le déterminisme de Zola, cette perception du monde comme un cycle héréditaire dans lequel l’individu est enfermé et dont il ne peut pas s’échapper, donnent une vision très pessimiste à Liebe. Les personnages évoluent sur une grande vague en bois, conçue par Annette Kurz, dont ils glissent constamment comme des fourmis.

Y a-t-il quelque chose comme un destin ou un don héréditaire ? Marie Jung en tout cas serait alors du bon côté : elle est la fille d’André Jung, « den Änder » comme disent ses pairs luxembourgeois, pleins d’admiration pour leur copain qui a si bien réussi sa carrière en Allemagne, deux fois « Schau-spieler des Jahres » pour Theater heute, ayant joué avec les plus grands – et surtout une incroyable bête de scène, pouvant souffrir et faire souffrir, faire rire autant que pleurer. Mais elle est aussi la sœur cadette de Sophie Jung, la plasticienne et performeuse qui vient de remporter le prix Leap des Rotondes et expose actuellement chez Nosbaum-Reding. Elle est également la fille de Loni Hoffmann, enseignante et sœur de Frank Hoffmann, le metteur en scène et directeur du Théâtre national et des Ruhrfestspiele Recklinghausen. Sa grand-mère, Germaine Hoffmann, est artiste-peintre ; son grand-père, Poldi Hoffmann, était auteur et poète... Mais de tout cela, Marie ne souffle mot, sauf ceci, quand on lui demande quels sont ses modèles sur scène : « Le meilleur acteur pour moi, c’est toujours mon père ! » Une admiration qui, toutefois, a une explication : « Il est évident que les valeurs qu’il nous a transmises transparaissent aussi dans son jeu ». Et effectivement, elle partage avec lui quelques grandes qualités sur scène. Comme celle du clown triste, de savoir jouer de grandes émotions avec de petits gestes précis, de manier la langue au scalpel – et un humour absurde absolument implacable.

La langue, pour elle, s’écrit toujours au pluriel. Née au Luxembourg, à Dudelange, où elle a passé les quatre premières années de sa vie, elle est Luxembourgeoise – mais a aussi un passeport suisse, pour avoir grandi à Bâle. « J’ai deux langues maternelles », dit-elle sans hésiter : le luxembourgeois et le suisse alémanique. Et les deux langues, elle les affecte chacune à des usages et sentiments très définis : la première à l’enfance et à la famille (elle parle toujours luxembourgeois avec ses parents et sa famille d’ici), la deuxième aux amitiés et à la jeunesse. L’allemand est alors devenu la langue du monde professionnel. Et elle parle un luxembourgeois très pur, très précis, avec des mots un peu désuets qu’elle emploie couramment. Marie n’a jamais perdu le contact avec le grand-duché, parce que ses parents y ont tenu, parce qu’elle y a des liens familiaux forts, parce qu’elle y travaille aussi parfois, comme dans D’Symetrie vum Päiperlek, le premier long-métrage de Pol Scheuer et Maisy Hausemer (2012), dans lequel elle a fait ses débuts au cinéma, aux côtés de Luc Schiltz.

Ah oui, le cinéma, une autre piste à suivre, elle adore tourner. Mais avant tout « je veux être heureuse ! » s’exclamait Clotide en entrant en scène, au tout début de Liebe. Et tout est dit.

josée hansen
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