Helen Frankenthaler, l’étoile filante

d'Lëtzebuerger Land vom 13.01.2023

Au commencement, il y a la tradition. Quand bien même il s’agit paradoxalement d’une tradition… parfaitement moderne ! Qu’un mouvement artistique comme le cubisme soit convoqué comme un héritage, voilà qui doit déjà nous interpeller sur le caractère inédit et résolument novateur de la production picturale de Helen Frankenthaler (1928-2011). C’est en effet à partir d’une petite nature morte inspirée de Georges Braque que débute l’excellente exposition que lui consacre actuellement le Museum Folkwang de Essen, dans la Ruhr (Allemagne), qui fait suite à celle organisée en collaboration avec la Kunsthalle Krems (Autriche). L’œuvre, sans titre et griffée de seulement deux initiales, date de 1949 et fait partie des premiers travaux de l’artiste américaine. Les lignes y sont bien verticales et les couleurs le plus souvent étanches les unes aux autres, chacune étant compartimentée dans des formes les circonscrivant nettement. C’est tout ce dont va s’affranchir la jeune femme au cours de sa carrière qui s’étend sur plus de six décennies. Un parcours que l’exposition retrace chronologiquement en 75 tableaux, tous issus de la Fondation Frankenthaler de New York. Bienvenue dans les Constellations picturales.

La manière de peindre de Frankenthaler est très singulière, quoique largement imprégnée du dripping de Jackson Pollock (1912-1956). La peinture n’est plus tout à fait la technique privilégiée du pinceau, Helen Frankenthaler employant éponge, brosse, serpillière et même un balai pour contenir l’écoulement généreux qu’elle fait de la peinture. Finie également la verticalité du geste puisque, dans le sillon de Pollock encore, la jeune femme s’active au sol, là où la toile l’attend. Le choix du support importe aussi pour ses effets de texture laissés volontairement visibles, jusqu’à gondoler sous le poids des litres de peinture que l’artiste déverse sur le canevas. La sérendipité est aussi partie prenante du processus de création : l’art dont il est question ici consiste à accepter de ne pas tout maîtriser, en accueillant l’aléa dans la constitution des formes. L’intention de l’artiste doit sans cesse composer avec l’écoulement plus ou moins orienté des matériaux : une technique restée dans les annales de l’art sous la dénomination de « soak-staining ».

Trois ans à peine après ce passage par le cubisme sous la tutelle de Paul Feeley, son professeur au Bennington College (Vermont), Helen Frankenthaler prend part, à 23 ans, à la Ninth Street Exhibition of Paintings and Sculpture, manifestation historique qui marque la fondation l’expressionnisme abstrait. Des 72 artistes retenus à cette occasion, elle est la plus jeune et compte, aux côtés de Lee Krasner, Elaine de Kooning, Joan Mitchell ou encore Grace Hartigan, parmi les rares femmes à y être représentées. 1951 est aussi l’année au cours de laquelle une première exposition personnelle lui est dédiée à la galerie Nagy de New York. Une comète est ainsi propulsée dans le ciel de l’art, même si son œuvre demeure encore peu connue en Europe. Une lacune que vient partiellement combler la manifestation allemande.

Dès les premières salles d’exposition où dominent encore de petits formats, de multiples sources d’influence émergent. Outre Pollock, son Circus Landscape (1951) fait songer à Kandinsky et nous rappelle la dette de la scène new yorkaise à l’endroit des pionniers de l’abstraction ayant évolué en Europe au début du vingtième siècle. Le centre de gravité de la toile est dorénavant diffus, le regard éclate, hésite, chavire entre les amas légers de couleurs et les diverses lignes qui farandolent en tous sens. L’instabilité domine la composition, de même qu’une énergétique emporte cette peinture de geste au caractère dynamique et physique particulièrement prononcé.

À l’instar de ses illustres compatriotes (Sam Francis, Joan Mitchell, Robert Rauschenberg…), Helen Frankenthaler fera elle aussi le déplacement pour s’imprégner de la culture présente sur le Vieux Continent, comme en témoignent les deux jolies aquarelles ornées de drapeaux et du bleu de la Méditerranée qui conservent le souvenir ému d’un séjour à Nice. Auprès de Hans Hofmann (1880-1966), cet autre géant de l’abstraction américaine, Frankenthaler participera à un atelier à l’issue duquel elle achève Provincetown Harbor (1950). L’influence de De Kooning est aussi manifeste (Window Shade No. 1, 1952). La jeune artiste fait feu de tout bois, à l’image de cette toile confectionnée à Paris à partir de rouge à lèvre et de vernis à ongles (Hôtel du Quai Voltaire, 1956).

Le tournant des années 1960 voit ses formats s’agrandir et se remplir de blanc. Un nouveau souffle s’empare de son travail. Des tâches viennent ponctuer ses toiles, quand elle n’y appose pas facétieusement une carte à jouer, un détail figuratif dont elle reprend à la fois les couleurs et le motif en filigrane (The Joker, 1959). Ailleurs, l’expressivité se concentre, devient minimale, au point de pouvoir s’apparenter à de la calligraphie chinoise. La fin des années 1960 fait apparaître au contraire un jeu subtil sur les contours, comme chez Morris Louis, et le recours à des aplats de pures couleurs, comme dans Billboard Study ou Noon (1966). Dans Untitled (1973), les quatre coins du canevas sont investis et font pendant à un motif phallique qui en occupe le centre. Les formes y sont tour à tour végétales (Evil Spirit, 1963), minérales, toujours aqueuses, avant de laisser place à une facture striée où abondent les horizontales (Viewpoint I, 1974). Jusqu’aux années 2000, Helen Frankenthaler affirme sa liberté, révoque ce qu’elle avait précédemment établi, se risque à renouveler et à creuser continuellement ses acquis : « La seule règle est qu’il n’y a pas de règles. Tout est possible. Tout est dans la prise de risque, des risques délibérés », dit-elle. Jusqu’à s’acheminer enfin sur les territoires de Rothko au terme de sa carrière (Port of Call, 2002), alternant entre des tons sombres et clairs. Une exposition lumineuse qui nous fait prendre conscience de notre méconnaissance de la scène new-yorkaise, une fois passés les arbres imposants (Pollock, De Kooning) qui en cachent la profonde forêt. Car trop peu de tableaux de peintres américains franchissent l’Atlantique. Ce que l’on ne peut que déplorer pour notre compréhension de l’art européen.

Exposition Helen Frankenthaler, Painterly Constellations, jusqu’au 5 mars 2023,
Museum Folkwang, Essen

Loïc Millot
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