Giacometti et Dali étaient amis. Leurs projets pour les époux Noailles sont repris dans une exposition à l’Institut Giacometti de Paris

Des jardins restés à l’état de rêves

d'Lëtzebuerger Land vom 13.01.2023

On quitte le bocage vendéen, les vallées et forêts verdoyantes de Fabrice Hyber. Le piéton de Paris, après avoir traversé le boulevard Raspail, n’a que quelques dizaines de mètres à faire, rue Victor-Schoelcher, pour des Jardins de rêves, tel est le titre de l’exposition de l’Institut Giacometti qui reprend des projets du temps des surréalistes, du sculpteur suisse et de Salvador Dali, amis dans les années trente. Celles de tous les élans, de toutes les hardiesses, non moins des dissensions et des exclusions, qu’ils subirent à leur tour, en partie des raisons pour lesquelles leurs projets de jardins, d’une place publique, initiés par les époux Charles et Marie-Laure de Noailles, ne furent jamais réalisés. C’est une gageure pour une exposition, mais les dessins, les nombreuses esquisses, les œuvres qui existent en rapport avec les projets, telles reconstitutions aussi, font de Jardins de rêves ce qu’on a l’habitude de trouver dans ce lieu, quelque chose de dense et de léger en même temps, en l’occurrence l’envol de l’imaginaire surréaliste et le poids des fantasmes.

Les jardins, dès le début du vingtième siècle – la tendance s’est accentuée dans l’entre-deux-guerres – avaient vu les végétaux céder place aux minéraux, l’architecte Mallet-Stevens n’était-il pas allé jusqu’à concevoir des arbres en ciment armé. Plus tard, les surréalistes (re)découvriront les monstres de Bomarzo, près de Viterbe, avant que Dubuffet ne fasse ses propres jardins, salons, closerie en polystyrène, tous habitables, comme le voulaient aussi Giacometti et Dali : « Je voulais qu’on puisse marcher sur la sculpture, s’y asseyer (sic) et s’y appuyer ».

Une chance pour les deux artistes d’avoir les Noailles comme mécènes, comme amateurs d’art ouverts aux nouveautés, fussent-elles scandaleuses. Dali s’émerveille de voir son Jeu lugubre, de 1929, accroché entre un Cranach et un Watteau, pour de tout autres embarquements. Giacometti raconte à sa famille combien il est heureux que sa sculpture soit mise dans un bel endroit, « près d’un Picasso et rien d’autre ». Les voici donc engagés dans plusieurs projets, dont trois grandes figures pour Giacometti, l’une sera installée dans le jardin à Hyères. Il y a surtout ce que Dali qualifie de parc d’attractions, de Fun Fair, basé sur la réalisation de désirs… sur les fantasmes et représentations inconscientes : le paysage aurait évoqué un corps couché, parsemé de sculptures, où Dali mentionne en premier la Boule de Giacometti, il l’avait vue dès 1931, et la sphère effleurant l’arête d’un croissant lui avait paru exemplaire de ce qu’il allait appeler les « objets à fonctionnement symbolique ».

Un autre projet, d’une place, datant des mêmes années, a existé au moins dans deux maquettes, l’une en plâtre, disparue, l’autre en bois. Et il a été reconstitué en grand pour l’exposition, en blanc, comme son point central : six formes, une stèle concave, un cône (toujours présent dans l’atelier repris rue Schoelcher), une demi-sphère, un disque concave, un banc et un élément en zigzag. De quoi nourrir les interprétations, toutes plus ou moins chargées de sexualité, liées ou non au paradis perdu (avec ce qui semble bien un serpent rampant).

Autour de ces projets, des correspondances s’établissent entre des tableaux et des sculptures, une même figure presque, une même posture, de tel mannequin de Giacometti, à la tête de violoncelle, face à la Femme à tête de roses, de Dali. C’est que des chefs-d’œuvre du Catalan sont venus du monde entier, celui-là du Kunsthaus Zürich, un autre, la Mémoire de la femme-enfant, du Reina Sofia, ou la Vache spectrale, du Centre Pompidou, face à telles sculptures de Giacometti, Femme couchée qui rêve, Caresse, Homme et femme, les trois faisant le tour des principaux thèmes en jeu : érotisme, attouchement tendre, danger, violence.

Il reste, comme toujours, le prolongement que l’exposition qui ira en avril, après sa fermeture parisienne, au Kunsthaus Zürich, connaît avec un livre richement illustré, avec des reproductions et des rapprochements plus nombreux ; et des textes, en français et en anglais, donnant le plus large contexte d’histoire de l’art. Pas besoin, on le répétera, d’une exposition monstre pour faire revivre les très riches heures d’une époque ; chaque pièce, ici, touche, bouleverse, le propre de l’exploration des deux artistes.

Lucien Kayser
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