La Banque centrale prévient : le renchérissement et le manque des matériaux de construction génère indirectement un risque sur la capacité de remboursement des ménages dans le résidentiel. Le recours au télétravail dévalorise l’immobilier de bureau et donc les garanties bancaires

Inquiétude pour l’immobilier européen

d'Lëtzebuerger Land du 11.03.2022

La Banque centrale européenne (BCE) en rajoute une couche. Déjà mi-novembre 2021 elle s’était émue du risque de bulle dans l’immobilier. Elle a réitéré son avertissement le 16 février : selon Francfort, le marché présente d’importantes vulnérabilités qui menacent les banques de la zone euro. Il est exceptionnel que la BCE revienne sur un sujet trois mois après l’avoir déjà évoqué. Autre preuve de l’inquiétude ambiante : à peine cinq jours plus tôt, le Comité européen du risque systémique (CERS) avait lui-même tiré la sonnette d’alarme.

En introduction de sa Financial Stability Review publiée en novembre 2021, la BCE note qu’« un certain nombre de vulnérabilités se sont intensifiées » en matière d’immobilier. Entre mi-2020 et mi-2021, les prix des logements dans la zone euro ont augmenté de 7,3 pour cent, leur rythme le plus rapide depuis 2005, faisant craindre une surévaluation des prix par rapport aux tendances longues et donc une correction brutale. Le rapport relève que « la vigueur des marchés de l’immobilier résidentiel s’accompagne d’un dynamisme des prêts hypothécaires et l’on observe une détérioration progressive des normes de prêt (…). Les niveaux élevés et croissants d’endettement des ménages contribuent également à accroître les vulnérabilités à moyen terme, ce qui renforce les arguments en faveur d’une nouvelle activation des mesures de politique macro-prudentielle ». Pour Luis de Guindos, vice-président de la BCE, ce phénomène de « surchauffe » a tendance à s’étendre, mais certains pays sont plus touchés que d’autres, et de citer les Pays-Bas, où le boom de l’immobilier est financé par des crédits à taux variable, et surtout l’Allemagne avec des durées de remboursement des prêts immobiliers qui peuvent atteindre 45 ans.

Le cas de l’Allemagne est précisément un de ceux qui inquiètent le plus le Comité européen du risque systémique, comme le montre le document publié le 11 février, intitulé « Vulnerabilities in the residential real estate sectors of the EEA countries ». Le CERS, créé après la grande crise financière de 2008 pour surveiller et prévenir les risques systémiques dans le système financier européen, est une institution très proche de la BCE (il est d’ailleurs présidé par la présidente de la Banque centrale Christine Lagarde), mais son périmètre de surveillance ne se limite pas à la zone euro, puisqu’il englobe tous les pays de l’UE et également le Lichtenstein, la Norvège et l’Islande. Le CERS s’est intéressé à son tour aux « vulnérabilités à moyen terme liées à l’immobilier résidentiel ». Bien que parfois spécifiques à certains pays, leur point commun est d’être « liées à la croissance rapide et à une éventuelle surévaluation des prix des logements, au niveau et à la dynamique de l’endettement des ménages, à la croissance du crédit au logement et à des signes d’assouplissement des normes de prêt ». On retrouve à peu de choses près les termes utilisés par la BCE en novembre 2021.

En février 2022, cinq pays ont reçu des « avertissements » : la Bulgarie, la Croatie, la Hongrie, le Liechtenstein et la Slovaquie. Pour deux pays avertis en 2016 (l’Autriche) et 2019 (l’Allemagne), mais où les problèmes n’ont pas été suffisamment traités, le CERS est passé au cran supérieur en émettant cette fois des « recommandations » : l’Allemagne est spécialement visée car des études y chiffrent de 19 à 23 pour cent la surestimation du prix des logements. Dans ce pays, le CERS recommande d’imposer une limite au montant financé par crédit par rapport à la valeur d’achat du logement.

Le comité en a profité pour faire le point sur les avis qu’il avait émis en septembre 2019. Sur les six pays qui avaient alors reçu une recommandation, quatre connaissent encore des vulnérabilités élevées : dans ce lot figurent le Danemark, le Luxembourg, les Pays-Bas et la Suède. Dans les deux autres (Belgique et Finlande), elles sont de « niveau moyen ». Le Luxembourg fait figure de bon élève car, sur les six pays, il est le seul à avoir été évalué comme « entièrement conforme », mais les chiffres demeurent assez inquiétants. Dans les cinq pays qui avaient à l’époque écopé d’un avertissement, la situation ne s’est dégradée qu’en Allemagne, les quatre autres (République tchèque, France, Islande et Norvège) ayant mis en place des politiques « appropriées et suffisantes ».

La BCE est revenue à la charge dans sa dernière lettre d’information publiée le 16 février, ré-exprimant les craintes émises en novembre 2021 pour ce qui est de l’immobilier résidentiel (ou RRE pour residential real estate) qui pèse 26 pour cent des prêts accordés par les banques. Elle met cette fois l’accent sur un autre facteur qui a favorisé la hausse des prix de l’immobilier, à savoir la baisse de la construction de logements neufs pour cause de pénurie de main-d’œuvre mais aussi de matériaux de construction avec les goulets d’étranglement constatés dans les chaînes d’approvisionnement au niveau mondial. L’accession à la propriété est partout synonyme d’un endettement plus important des ménages avec des risques d’insolvabilité. Et si une « correction » intervenait, la baisse de valeur des biens affecterait celle des garanties prises par les banques, ce qui serait un élément supplémentaire de vulnérabilité pour ces dernières.

Cela étant, pour la BCE, le risque viendrait principalement du commercial real estate (CRE) qui recouvre entre autres l’immobilier de bureaux et les surfaces de vente : sur ces segments, l’augmentation du télétravail et l’essor des achats en ligne liés à la crise sanitaire ont accéléré une tendance déjà perceptible auparavant. Pour la BCE, les changements structurels sur le marché des bureaux et des commerces devraient faire baisser les loyers à moyen terme et affecteront les banques présentes sur ce marché. En effet, cela pourrait affaiblir la situation financière des emprunteurs et « entraînerait des pertes de crédit plus élevées pour les banques qui ont une forte proportion de prêts in fine, de prêts pas totalement garantis ou de prêts sans recours », les obligeant à augmenter leurs provisions pour couvrir ce risque. Par ailleurs, « si les prix du marché baissent, la valeur des garanties des banques baissera également ». Le niveau d’exposition des banques européennes au CRE « constitue une importante vulnérabilité » : Ces prêts représentent environ huit pour cent du total des prêts dans les banques supervisées et plus de vingt pour cent du total de leurs prêts aux entreprises non-financières. Si au Luxembourg, en Belgique et en France ce dernier pourcentage est proche de la moyenne, il est nettement plus élevé en Allemagne, en Italie, en Autriche et dans les pays baltes (trente à quarante pour cent) et dépasse soixante pour cent à Chypre.

Mais au-delà de la masse des financements, c’est leur qualité qui pose problème. En novembre 2021, la BCE s’était déjà inquiétée du fait que, dans la zone euro, les bilans des établissements financiers comportaient une part substantielle de « créances vulnérables » sur des actifs de commerce de détail et de bureaux.

Les chiffres records du Luxembourg

Le Grand-Duché détient plusieurs records inquiétants au niveau européen. Selon le CERS, en moyenne sur trois ans (2018-2021), la hausse des prix de l’immobilier résidentiel y a été de 12,3 pour cent, la plus forte en Europe, loin devant celles observées dans les pays voisins, l’Allemagne (7,1 pour cent), la Belgique (4,7 pour cent) et la France (3,8 pour cent).

Le Luxembourg affiche également les indicateurs de surévaluation les plus élevés. « Du fait du découplage des variations des prix de l’immobilier et de l’activité économique, l’écart entre la croissance des prix des logements et celle des revenus s’est creusé ». Cette déviation atteint 68 pour cent au Grand-Duché alors qu’elle n’est que de
23 pour cent en Allemagne et en Belgique, 19 pour cent aux Pays-Bas et 19 pour cent en France. Le taux de surévaluation déterminé par un calcul économétrique de la BCE est de 48 pour cent, pour une moyenne européenne de six pour cent, et une valeur ne dépassant pas 19 pour cent en Allemagne et quatorze pour cent en Belgique.

Avec une croissance moyenne de 7,7 pour cent par an sur trois ans, les crédits immobiliers aux particuliers ont augmenté deux fois plus vite que la moyenne européenne et l’endettement des ménages est, avec un ratio de 178 pour cent du revenu, nettement plus élevé qu’en Allemagne (90 pour cent) et en France (102 pour cent). Mais il n’arrive qu’en 5e position en Europe derrière la Norvège, le Danemark, les Pays-Bas et la Suède.

Georges Canto
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