Plus que jamais eldorado des entreprises, Leudelange suffoque dans le trafic et souffre de la réforme du financement des communes

La maladie du Speckgürtel

Perspectives dans la zone d’activité du Bann, entre Leudelange-bourg et l’autoroute
Foto: Sven Becker
d'Lëtzebuerger Land vom 20.01.2023

Une de plus. L’assurance Baloise a finalisé le 9 janvier son installation à Leudelange dans la zone d’activité de la poudrerie qui domine celle du Bann où ses concurrentes ont élu domicile. Foyer a débarqué dès 2006. Lalux a installé son siège en 2011, quittant le centre-ville et la rue Aldringen. L’assureur d’origine suisse a-t-il suivi un instinct grégaire ? Un expert immobilier croit déceler une politique de « lissage des critères de rétention » : si tous les assureurs opèrent dans le même coin, un salarié ne s’envolera pas vers un concurrent au prétexte que ce dernier est mieux placé par rapport à son domicilie. Mais l’attrait de Leudelange trouve sa raison première dans la situation géographique de la commue, au coeur du bassin démographique (entre la capitale et le sud) et à un nœud du réseau autoroutier. Puis vient bien sûr l’attractivité du prix du foncier. Le mètre carré bâti y a longtemps coûté deux fois moins que dans la capitale voisine, à dix minutes de voiture. Et justement. Si les infrastructures de transport public manquent encore cruellement à Leudelange, la possibilité de se garer au sous-sol des entreprises a constitué un avantage compétitif remarquable pour ses trois zones d’activités économiques. Jusqu’en 2021, le plan d’aménagement général (PAG) permettait un emplacement pour une voiture par tranche de 25 mètres carré construite. Il est passé à un emplacement par 55 mètres carré dans le PAG voté par le conseil communal en novembre 2021. Mais la clé est bien plus permissive que dans la capitale où l’on prévoit une place de parking pour 175 mètres carré bâtis, y compris chez les voisins de Gasperich le tram dessert peu à peu.

À cela il faut ajouter une fiscalité compétitive avec un impôt commercial communal (ICC) parmi les plus faibles, longtemps un peu plus élevé que Luxembourg-Ville mais aujourd’hui à égalité avec le taux de la capitale, le plus bas (facteur multiplicateur de 225 pour cent, soit 6,75 pour cent). Le volume de stocks de bureaux est donc resté à un niveau élevé ces dernières année (autour de 100 000 mètres carré) signe que les promoteurs y voient toujours un potentiel. Giorgetti, qui a ses brouettes et algecos dans la zone d’activité jouxtant le Bann, à la sortie de Cessange, y développe de nouveaux projets comme les Hauts de Leudelange, 10 000 mètres carrés de bureaux et 180 places de parking. Il sera le voisin de Promobe, le groupe de son principal concurrent Flavio Becca. Le truculent entrepreneur du bâtiment et de l’alimentaire y installera ses bureaux au printemps. Il réside même à titre privé à Leudelange. Face à Baloise, BSP. Le cabinet d’avocats né de la séparation voilà dix ans de Bonn & Schmitt a élu domicile l’été dernier après avoir quitté Howald (à Hesperange où il s’était installé pour bénéficier de loyers moins chers qu’en ville dès qu’il a été possible pour les avocats du barreau de Luxembourg de quitter la capitale).

Diane Feipel pour les cent ans de Foyer en présence du couple grand-ducal en novembre dernier. Diane Feipel pour le couper de ruban du nouveau siège de CDCL en juin en présence du Premier ministre Xavier Bettel (DP). Diane Feipel pour inaugurer, en juillet, le nouveau siège social d’EBRC, groupe exploitant les centres de données. Google Images expose sur une décennie les cérémonies protocolaires auxquelles la bourgmestre sans-étiquette, 43 ans aujourd’hui, a participées ciseaux à la main. La Buergermeeschtesch les accumule depuis son arrivée à la tête de la ville début 2013 suite au décès de son prédécesseur Rob Roemen. Mais les entreprises n’avaient pas attendu le charismatique journaliste et maire libéral (et vice-versa) pour prendre racine ici en périphérie méridionale de Luxembourg. Elles s’y sont notamment développé dans les années 70 sous Nicolas Schroeder et 80 sous Fernand Conter (22 ans à la tête de la commune).

Les immeubles des zones d’activités avalent les voitures le matin et les recrachent le soir venu. Toutes les places le long de la voie sont occupées. Plus de 11 000 personnes travaillent ici (chiffres de 2020 dans une étude du ministère de l’Intérieur sur les finances de la commune). Pourtant, à 9h30 ce mardi, les rues rectilignes de la zone am Bann n’offrent aucun signe de vie. À la même heure au village de Leudelange, à quelques centaines de mètres à l’ouest, les places de parking attendent preneurs. Ici la vie résiste. De mignons convois de têtes blondes quittent l’école fondamentale pour rallier la salle de sport voisine.

Leudelange offre un effet loupe sur les problématiques démographiques, écologiques et économiques du Grand-Duché. Une sorte de mini-Luxembourg où une main d’œuvre souvent étrangère (a minima à la localité) remplit les caisses de la commune sans y exercer ses droits civiques. 1 409 électeurs étaient inscrits à Leudelange en 2017 pour les dernières élections communales. Selon les dernières données du Statec, Leudelange compte 2 710 habitants. Or, les entreprises domiciliées sur le territoire de la commune emploient quatre fois plus de personnes. La Finanz Berodung du ministère de l’Intérieur révèle que Leudelange a l’un des plus gros ratios salariés/habitants, à 4,07. Les autres villes portant cette caractéristique appartiennent aussi au Speckgürtel : Bertrange, Contern et Niederanven. Deux exceptions notables : Colmar-Berg (notamment à cause de Goodyear) et Weiswampach pour l’industrie de l’offshoring belge.

Avec ces nombreuses entreprises sur le territoire de la commune, Leudelange a connu la prospérité. Entre 2014 et 2016 (avant la réforme portée par le ministre de l’Intérieur Dan Kersch, LSAP), la commune comptait sur une dizaine de millions d’euros de recettes liées à l’impôt commercial et en provenance du fonds communal de dotation financière. La première année de mise en place de la réforme, en 2017, Leudelange n’a collecté que neuf millions d’euros : un peu plus d’un million directement de l’ICC et sept du nouveau Fonds de dotation globale des communes (FDGC). Ce fonds rassemble les recettes de l’ICC, prélevé au niveau des communes, et les redistribue selon une formule incorporant des critères démographiques, sociaux et environnementaux. Pour se donner un ordre d’idées, en 2020, les entreprises de Leudelange ont produit quasiment 25 millions d’euros d’impôts commercial (ICC). Mais, selon la loi sur le financement des communes votée en 2016, Leudelange n’en récupère que 1,4 million. Les 23,4 millions restants vont au FDGC. Celui-ci reverse à la commune un peu plus de huit millions d’euros annuellement, selon les chiffres du ministère de l’Intérieur. En 2018, Leudelange a déposé un recours devant le tribunal administratif pour s’opposer au prélèvement du FDGC par l’Administration des contributions directes (décompte de 2017), consécutivement à la réforme de Dan Kersch.

Parcours en justice Les données financières exactes manquent à la documentation. (Pour une raison qu’ils n’expliquent pas, les greffes des juridictions administratives effacent les montants des jugements lorsqu’ils sont anonymisés. L’avocat de Leudelange, Jean-Louis Schiltz, se retranche derrière la volonté de sa mandante, la bourgmestre de Leudelange, de ne pas les communiquer. Diane Feipel refuse par ailleurs de transmettre au Land les budgets de la commune, même lorsque la loi transparence est invoquée). Dans son recours en annulation, l’administration communale s’appuie sur l’article 107 de la Constitution selon lequel « les communes forment des collectivités autonomes (…) gérant par leurs organes leur patrimoine et leurs intérêts propres ». Pour les avocats du cabinet Schiltz & Schiltz, le prélèvement opéré par l’ACD serait basé sur une loi (du 1er mars 1952 relative aux impôts directs) prétendument contraire à la Constitution et à la Charte européenne de l’autonomie locale, en vertu de laquelle les communes « ont droit, dans le cadre de la politique économique nationale, à des ressources propres suffisantes dont elles peuvent disposer librement dans l’exercice de leurs compétences ». Pour Leudelange, l’ICC lui reviendrait de plein droit. Le 31 janvier 2020, le tribunal administratif s’est tourné vers la Cour constitutionnelle avec ces différentes interrogations. Celle-ci a répondu le 13 novembre 2020 que « l’impôt perçu par des entités étatiques dans l’intérêt d’une commune en tant que ressource propre peut ne pas revenir intégralement à cette commune à condition que celle-ci continue à disposer de ressources propres suffisantes. » La Cour constitutionnelle juge ainsi la législation sur le financement des communes conforme au texte suprême (au niveau national). L’affaire a été renvoyée devant le tribunal administratif. Elle a été plaidée le 15 novembre dernier (deux ans après l’arrêt de la Cour constitutionnelle donc). Le verdict est attendu incessamment. Mais l’optimisme n’est pas de mise à Leudelange. À noter que dès 2016, soit avant la réforme Kersch, la commune avait contesté le montant de sa participation (au titre de 2015) au fonds pour l’emploi et au fonds contributif national rassemblant les recettes de l’ICC (aussi redistribuées selon une péréquation). Un recours avait été introduit (encore par le cabinet Schiltz & Schiltz) devant le tribunal administratif en mai 2016. Ce dernier avait adressé le 21 juin 2017 une question préjudicielle à la Cour constitutionnelle.

C’est dans ce contexte que, début novembre, la commune de Leudelange a informé ses contribuables d’une augmentation spectaculaire de l’impôt foncier. Une multiplication par huit ! Celle-ci a suscité l’émoi dans les zones d’activités où les personnes morales visées se trouvent. RTL Télé Lëtzebuerg a couvert la polémique. Yves Steinhaüser, patron du spécialiste éponyme de l’aménagement intérieur, trouve la pilule difficile à avaler. Il aurait fallu instaurer l’imposition progressivement, pense-t-il. Mais l’entrepreneur remarque surtout que l’ICC, baissé de quelques points de pourcentage en contrepartie de l’augmentation de l’impôt foncier, est payé sur les bénéfices alors que l’impôt foncier doit être honoré indépendamment de la rentabilité de l’entreprise. Pour sa société, la facture passe de 15 000 euros à 120 000 euros. Diane Feipel apparaît dans le reportage de RTL. « Sans l’augmentation de la taxe foncière, notre budget ordinaire serait en déficit », dit la maire. L’échevin Raphael Gindt explique aujourd’hui au Land vouloir « prendre aux riches », uniquement aux propriétaires du terrain sur lesquels ils exercent une exploitation industrielle, comme Arthur Welter (logistique), garage Tewes (concessionnaire Skoda), Lalux ou Foyer… en tout une vingtaine de contribuables, selon l’élu (et par ailleurs street artist) qui précise ne pas vouloir « augmenter les taxes des habitants pour financer l’infrastructure des entreprises ». La baisse de l’ICC parallèlement à une hausse de l’impôt foncier était voulue par l’opposition locale depuis 2018. La tactique maintiendrait la compétitivité du Standort et abonderait les caisses municipales pour couvrir l’entretien du réseau routier vieux de quinze ans ou l’installation des stations Vél’oh. Dans son communiqué de novembre dernier, le mouvement politique Zesumme fir Leideleng, mené par le libéral Lou Linster, rappelle que le monumental château d’eau qui surplombe les zones d’activités a été érigé pour elles en 2008. « En tant que politicien DP, je suis pour les entreprises », explique Lou Linster au Land. « Mais elles amènent aussi du trafic et des nuisances pour les habitants », relève-t-il. Sans réellement apporter de vie commerciale d’ailleurs. Dans son analyse du PAG en 2021, la Commission de l’aménagement relève qu’il n’y a ni boulangerie, ni épicerie, ni boucherie. Seulement un coiffeur, une station-service, Citabel pour les vêtements et un Smatch de 600m2 (dans la zone d’activité) pour les courses.

Le modèle de croissance est interrogé. Raphael Gindt, aujourd’hui sans étiquette, ne s’oppose pas au zoning : « On a une très belle zone d’activité », dit-il, conscient de l’impératif de moyens pour financer la nouvelle école ou la maison de retraite. Mais dans l’ouvrage Paysages préurbains qu’il a coordonné entre 2020 et 2021, il oppose, avec Ed Maroldt et Christian Schaack la ruralité historique de sa commune (son agriculture et son environnement bucolique) à l’expansionnisme économique et démographique. « Fusionner, un jour ? », la question est posée en conclusion. « Les néo-ruraux venus s’installer à Leudelange restent souvent attachés aux modes et aux codes de leur ancienne vie urbaine. Rien d’étonnant alors que le désir d’urbaniser le village, le faire fusionner avec la métropole, fasse son chemin. Cet ‘Anschluss’ permettrait de se rapprocher du pouvoir financier et politique qui impose d’en haut au pays une croissance ininterrompue », lit-on. Sur son axe vers Esch, le tram rapide reliera, en 2030, Leudelange à la capitale. Dans l’éditorial de l’ouvrage édité par la commune, l’ancien professeur et promoteur de théâtre, Ed Maroldt, soupçonne ce « dragon glissant glissant sur rail express » de cacher «dans son ventre les bâtisseurs du paysage futur ». L’urbaniste Christine Muller, directrice du bureau d’étude Dewey Muller (cabinet qui a préparé le dernier plan d’aménagement général de Leudelange), avait plaidé pour une extension du périmètre de la capitale. Englober les communes du Speckgürtel et leurs potentiels constructibles permettrait d’arriver à une agglomération de plus d’un demi-million d’habitants. Mais le projet devrait se conduire à horizon trente ans, avec une stratégie résolue et partagée. Certainement pas comme une urbanisation rampante visible du côté de Mamer (d’Land, 16.04.2021).

Raphaël Gindt ne se représentera pas à Leudelange en juin. L’intéressé considère qu’il n’apportera pas davantage avec un deuxième mandat. Il prône l’alternance. Diane Feipel (par ailleurs fonctionnaire communale à Dippach) n’a toujours pas dit si elle se présentera. Le jeune loup Linster a, lui, annoncé sa liste à la fin de l’année dernière. Le libéral a déjà porté en 2019 le référendum local pour un rattachement de la commune, aujourd’hui dans la circonscription sud, à celle du centre. Parce que la population active de Leudelange travaille en ville, que les électeurs locaux connaissent mieux les politiciens du centre et que la plupart des lycées fréquentés par les jeunes Leudelangeois sont dans la capitale, détaille-t-il. Il ne le dit pas mais Lou Linster, sous la bannière DP, a plus de chances d’accéder à la Chambre dans le centre que dans le sud. Le conseiller communal précise cependant ne pas vouloir fusionner Leudelange à la Ville de Luxembourg. Une fusion avec d’autres communes alentours, comme Reckange-sur-Mess, ferait plus de sens. Le regroupement communal est un vœu gouvernemental aussi. De quoi guérir les maux couvés ces dernières années.

Pierre Sorlut
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