Juncker l’a snobé, Bettel n’en manque aucune édition. Le Forum économique mondial à Davos attire et repousse

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Le Premier ministre et le Grand-Duc héritier, ce mardi à Davos
Photo: ME
d'Lëtzebuerger Land du 20.01.2023

« À l’époque, personne ne voulait encore faire des photos avec moi », se souvient Xavier Bettel de son premier passage, en 2015, à Davos, soit au lendemain de l’affaire « Luxleaks ». Depuis, assure-t-il en 2020 dans Paperjam, l’image du Luxembourg aurait « beaucoup changé, comme je l’ai récemment constaté au Forum économique mondial de Davos. » Les sept passages du Premier ministre à Davos s’apparentent d’abord à des exercices de corporate speed-dating. Il s’agirait d’établir « en un minimum de temps un maximum de contacts », explique-t-il en 2015 au Wort. Une occasion aussi de faire du name-dropping, et de fournir ses comptes Instagram, Facebook et Twitter de clichés en compagnie des grands de ce monde, de Bill Gates à Lakshmi Mittal en passant par Tim Cook. Les photos montrent Bettel, badge blanc autour du cou, lors d’entrevues en aparté avec « les décideurs économiques » dans les couloirs, vestibules et lounges du Centre de congrès. Les posts sont précédés d’adjectifs aussi insipides que le décor : « great », « important », « constructive », « interesting », « inspiring » ou « fruitful ».

Jean-Claude Juncker aura snobé Davos durant ses 18 ans comme Premier ministre, dont huit passés à la tête de l’eurogroupe. Même en tant que président de la Commission européenne, il réussit à se soustraire à la foire exclusive de l’élite globale. La venue de Juncker à Davos est finalement annoncée pour 2018, mais l’autoproclamé « dernier communiste » attrape à temps la grippe et se décommande. Son modèle politique Pierre Werner n’avait, quant à lui, pas rechigné à accepter l’invitation. En 1972, le ministre d’État luxembourgeois sera le premier chef de gouvernement à se rendre au sommet de Davos. À 1 560 mètres d’attitude, là où, en 1945, l’Office des dommages de guerre avait placé une partie des blessés luxembourgeois dans des sanatoriums, Werner esquissera les contours d’une future union monétaire devant les « Spitzenmanager ».

Dans les années 1980, le European Management Symposium (renommé Forum économique mondial en 1987) provoque le sarcasme de la gauche luxembourgeoise. « Ech sinn dergéint, dass d’Joffer Flesch op Davos a Vakanz fiirt ‘aux frais de la princesse’ an do soss näischt mécht wéi Ski fueren », polémise le député socialiste Maurice Thoss depuis le pupitre parlementaire en 1983. Le forum réunirait « la crème de la crème de la réaction européenne », qui s’y adonnerait à « des jeux de bac à sable ». La ministre libérale de l’Économie, Colette Flesch, rétorque que son séjour en Suisse n’a pas coûté un sou à l’État luxembourgeois : « Ech war invitéiert gin op e Seminaire, wou ganz interessant Leit drun deelgeholl hunn », parmi lesquels l’ex-chancelier SPD Helmut Schmidt. Très tôt, le sommet de Davos offre une surface de projection idéale. Son élitisme et néolibéralisme affichés en font la bête noire des altermondialistes au-début des années 2000. Vingt ans plus tard, les antivax y verront le cœur d’un grand complot ourdi par Bill Gates, les droites populistes l’expression du « wokisme ».

En 1972, le Wort instrumentalise le European Management Symposium pour les besoins de sa Contre-Réforme et titre : « Der ‘neuen Linken’ eine andere Ideologie entgegenstellen ». L’envoyé spécial du quotidien catholique revient longuement sur un exposé du dominicain Heinrich Basilius Streithofen qui venait de sermonner les managers réunis à Davos sur les dangers de la « 2. Revolution deutscher Prägung ». Après Karl Marx, les nouveaux « Verkünder der Revolution und Zerstörung » seraient en train de pervertir la jeunesse. Le frère dominicain compta Adorno, Marcuse et Sartre, ainsi que leur « disciple » Böll parmi ces cattivi maestri. Le Wort servait de relais à ces propos. (Proche de Helmut Kohl, Streithofen sera finalement mis au ban en 1992, suite à des déclarations ouvertement antisémites.)

De Werner à Bettel, une flopée d’officiels luxembourgeois se sont rendus à Davos. Gaston Thorn y passe en 1979 pour discuter de « l’avenir de la démocratie pluraliste ». En 1998, le Grand-Duc (alors héritier) Henri s’y rend en tant qu’« l’invité d’honneur » d’un dîner offert à « un groupe de banquiers internationaux » par la Cedel [qui deviendra Clearstream en 2000]. L’occasion pour son Altesse de donner lecture d’un discours intitulé « Luxembourg ready for challenges in the year 2000 ». Sacré Grand-Duc du patronat en 2019, Luc Frieden apparaît comme l’incarnation du « Davos Man ». Son dévouement au catéchisme libéral des années 1990-2000 est resté à toute épreuve. Il n’a pourtant entrepris qu’un seul voyage à Davos. En 2012, alors qu’il se voit encore dauphin du CSV, Frieden s’y rend pour rencontrer « de nombreux ministres des Finances ainsi que des dirigeants d’entreprises industrielles », lit-on alors dans le communiqué officiel.

Jeannot Krecké n’eut jamais les honneurs. Peut-être pour s’en consoler, il se mua en participant assidu du « Forum international économique » organisé annuellement à Saint-Pétersbourg. En 2006, le ministère de l’Économie informe fièrement la presse que cet événement « est considéré comme le ‘Davos russe’ », et que Krecké y a eu « un court échange » avec Vladimir Poutine. Le communiqué évoque également une rencontre avec Noursoultan Nazarbaïev, le président du Kazakhstan. (En mai 2015, ce fut à Xavier Bettel de s’envoler pour Astana, honorant un engagement pris avec le potentat kazakh quatre mois plus tôt… à Davos.) Etienne Schneider soignera les relations russes de son prédécesseur, visitant régulièrement le forum à Saint-Pétersbourg. En avril 2012, alors qu’il vient d’être assermenté ministre, il inaugure le « Global Russia Business Meeting » au Cercle-Cité, un événement organisé par le « groupe de réflexion » suisse Horasis et sponsorisé (entre autres) par PWC et la Banque de Luxembourg. « L’effet naturel du commerce est de porter à la paix », y déclare Schneider, citant Montesquieu. « Russlands Business-Elite zu Besuch in Luxemburg », titre le Tageblatt, comparant l’événement avec Davos. « Wir machen jedoch weniger Politik und mehr Business », relativise le président de Horasis, Frank-Jürgen Richter, par ailleurs un ancien directeur du Forum économique mondial. Et de faire l’éloge du Luxembourg comme « Drehscheibe in Richtung Europa » pour les hommes d’affaires russes, « ähnlich wie auch Zypern ».

Le lobby bancaire songe un moment à imiter le succès de Davos. « Luxemburg soll im Finanzbereich das werden, was Davos im Wirtschaftsbereich ist : eine Art ‘World Financial Forum’, das Maßstäbe setzt. », déclare le président de Profil (l’ancêtre de Luxembourg for finance) en 2004 au Tageblatt. Une année plus tard, la première édition du Luxembourg Financial Forum démarre à l’Hémicycle. Elle doit conférer une touche de glamour à « la place ». « Nicht ganz so groß, und auch nicht so bekannt wie die Veranstaltungen im Schweizer Nobelkurort […], aber immerhin », note le Wort. Or, le Kirchberg n’arrivera jamais à rivaliser avec le Zauberberg. L’initiative fait pshitt, et finit en kermesse de village, exploitée par des forains de Francfort. Les banques luxembourgeoises rechignent à ouvrir leur chéquier, les audiences restent majoritairement locales. Une boîte de communication de Francfort est chargée de dégotter des intervenants, plus ou moins réputés, aux tarifs plus ou moins onéreux. Le forum se transforme vite en Juncker-Show. Le Premier ministre luxembourgeois, au nom duquel des milliers d’invitations sont expédiées à travers le monde, se retrouve en tête d’affiche de quasiment toutes les éditions, menant des causeries avec Peer Steinbrück (2011), Jacques Attali (2010), Helmut Kohl (2007) ou Jean-Claude Trichet (2005).

Depuis 2015, Xavier Bettel n’aura manqué aucun Forum économique mondial. (Un des adages sur Davos, c’est qu’on ne commence à en comprendre les usages et mécanismes qu’au bout de trois ou quatre invitations.) La concurrence est rude pour obtenir des rendez-vous auprès des CEO des multinationales. Cette semaine, des dizaines de chefs d’État ont fait le déplacement, de l’Albanie au Zimbabwe, en passant par Costa Rica et Chypre. Dans la longue liste des « public figures » participant au Forum économique mondial de 2023, on retrouve ainsi le ministre panaméen « des investissements privés », le ministre saoudien « des ressources minérales » et le ministre « de l’unification » de la République de Corée. Pour se démarquer, le Premier ministre luxembourgeois peut compter sur ses compétences sociales. « À Davos et à Bruxelles, on rencontre Xavier Bettel et il dit : ‘Viens, j’ai faim’. Avec les deux délégations, on est allé manger des pizzas ensemble », racontait Thomas Lambert, l’actuel ambassadeur de la Belgique au Luxembourg, récemment à Paperjam.

Entre mardi et mercredi, Bettel aura aligné une quinzaine de meetings avec des « décideurs économiques ». Le tableau de chasse 2023, concoctée par le ministère d’État, cite notamment les CEO de Citi Bank, de Barclays Europe, d’Axa et de Banco Bilbao Vizcaya Argentaria, le président d’UBS, celui de Cisco, une vice-présidente d’Amazon, la présidente de Google Cloud, un haut gradé de Meta (Facebook) et un autre de Goldman Sachs. Sans oublier Mittal père et fils, dont Bettel salue la décision « to implement their headquarters in Luxembourg for the long term ». (Ce fut d’ailleurs depuis Davos que Lakshmi Mittal avait officiellement lancé son OPA contre Arcelor en janvier 2006.) Le nouveau « registre des entrevues des ministres » renseigne sur les « positions défendues » par les interlocuteurs rencontrés l’année dernière à Davos. Quoique de manière très sommaire ; « what happens in Davos stays in Davos ». L’année dernière, les deux principaux sujets abordés touchaient à des dossiers européens : les banques et assurances tentant de peser sur l’Union du marché des capitaux, tandis que Lakshmi et Aditya Mittal s’intéressaient à la refonte des quotas d’émissions. D’après le registre officiel, les CEO cherchaient donc moins à parler au Premier ministre du Luxembourg qu’au membre du Conseil européen.

Dans l’année électorale 2018, Bettel a amené Pierre Gramegna à Davos ; dans le Superwaljoer 2023, il se fait accompagner par Yuriko Backes. La politicienne néophyte a vite pris le pli, postant des photos de Davos sur les réseaux sociaux. Elle a profité de son séjour pour rencontrer son homologue suisse, et parler « taxation internationale des entreprises ». Une manière de rappeler la Wahlverwandschaft entre les deux centres offshore qui, côte à côte, avaient vaillamment défendu le secret bancaire, l’un au sein de l’UE, l’autre en dehors, jusqu’à ce que Luc Frieden sonne le repli en 2013. Dès 2005, Jacques Chirac avait surpris et irrité les gouvernements helvète et luxembourgeois en proposant, live à Davos, l’introduction d’une taxe sur les mouvements de capitaux se dirigeant vers les pays dotés d’un secret bancaire.

Aucun des participants officiels du Luxembourg n’aura payé un ticket d’entrée, informe le ministère d’État. La délégation 2023 fut composée de deux ministres, trois hauts fonctionnaires et une tête couronnée, en la personne du Prince héritier. (En 2016, sa mère avait fait le voyage pour « aborder le sujet crucial de l’éducation pour l’avenir de nos sociétés ».) Guillaume y a peut-être croisé d’autres monarques, comme le Prince de Monaco ou le Prince von und zu Liechtenstein, également présents à Davos.

Biden, Xi, Modi et Macron ne se sont pas déplacés pour l’édition 2023. (Le chancelier allemand a, quant à lui, fait le déplacement ; la Russie n’était plus invitée.) Cela fait au moins une vingtaine d’années que Davos est décrit comme démodé, dépourvu d’intérêt, « out ». Le forum s’est doté d’un vernis glamour et invite régulièrement des stars, de Jeff Koons à Angelina Jolie, en passant par Paolo Coelho et Oliver Stone. Il invite également des acteurs de la société civile, et affiche l’urgence climatique en haut de son agenda. Un souci du politiquement correct qui expose le Forum économique mondial au reproche de l’hypocrisie. Selon Greenpeace, 1 040 jets privés auraient atterri dans les aéroports entourant Davos durant la semaine qu’a durée la dernière édition du forum. La polycrise des années vingt, les ruptures des chaînes d’approvisionnement et la polarisation géopolitique font apparaître la promesse d’une mondialisation heureuse comme déphasée. Les organisateurs de Davos sentent ce mouvement tectonique. Leur nouveau mot d’ordre : la « re-mondialisation ».

Bernard Thomas
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