Théâtre

Le tourbillon des émotions

d'Lëtzebuerger Land du 18.03.2022

La Musica Deuxième (1985), pièce écrite vingt ans après La Musica par Marguerite Duras, aura été créée par elle avant que d’autres metteur(e)s en scène s’en emparent. Comme souvent chez cette romancière, il s’agit d’une réécriture, de la reprise d’une matière déjà travaillée pour en proposer une nouvelle variation.

Le 9 mars, au Escher Theater, nous avons pu découvrir la relecture qu’en a faite la metteure en scène française Guillemette Laurent (ancienne collègue de Carole Lorang sur les bancs de l’Insas à Bruxelles). Un spectacle émouvant et délicat, merveilleusement porté par le comédien franco-suisse Yoann Blanc (à l’affiche actuellement de la série politico-policière Pandore) et la comédienne belge Catherine Salée (révélée, comme Yoann Blanc, dans La Trêve). Une belle réussite de ce trio artistique qui a su rendre la pièce accessible et actuelle, lui donner de la légèreté et apporter du naturel à ce texte assez difficile avec ses redites et ses boucles, ses fractures et ses ruptures, ses va-et-vient entre le « vous » et le « tu », entre le lointain et le proche. Seul hic de la soirée, les voix des comédiens étaient parfois inaudibles dans la grande salle eschoise...

Pièce sur l’amour et le temps qui file (« Je pense que le temps se perd et ce n’est pas une raison pour le perdre une deuxième fois », dit un des personnages), sur la vie et la mort, La Musica Deuxième est l’histoire d’un couple défait qui se retrouve à l’occasion de son divorce dans l’hôtel provincial où des années plus tôt s’est tissée sa passion. Aujourd’hui, dans le hall de l’hôtel d’Evreux, l’heure est « au dernier acte de leur séparation », à la parole pour comprendre ce qui s’est passé pour arriver à un « enfer pareil ». Anne-Marie Roche a voulu mourir, Michel Nollet commettre un meurtre. Elle veut aujourd’hui s’en aller en Amérique, lui n’est en fait jamais parti. Ils ne peuvent plus vivre ensemble, mais n’arrivent pas à se quitter.

Pendant tout le spectacle, on est dans un flottement, un temps suspendu entre hier et demain, l’espace-temps des réminiscences et des souvenirs, des règlements de comptes et des accusations, des confidences et des secrets, des mensonges et des inventions, des doutes et des regrets, des histoires (les barmen et l’amant racontés par Anne-Marie) et des interrogations (quid du quai de la gare ?), des nouveaux élans et d’éventuels possibles. Avec aisance et justesse, les comédiens incarnent deux personnages un peu hors du temps, un rien démodé. Ils jouent subtilement sur dits et non-dits, paroles et gestes, donnant vie à de belles scènes d’intimité.

« Ce sont des gens qui se sont aimés et qui se sont séparés », voilà les premiers mots de cette pièce que les comédiens vont d’abord lire, face au public, assis à une table de travail (avec lumière de bureau, ordinateur, verres d’eau…) installée au milieu du plateau. La première partie du spectacle jusqu’à ce fameux passage de Musica à Musica Deuxième est en effet une lecture, comme lors de répétitions. Avec humour et dans un joli décalage, les comédiens commentent le texte et ses didascalies, font des parenthèses verbales et des petits gestes insolites. Puis ils quittent la table pour devenir personnages, nous emportant dans le tourbillon chaotique des émotions, entre paroles inachevées et questions répétitives (« Vous vous remariez ? »), nous invitant à devenir tour à tour témoins, complices ou simples spectateurs. L’un après l’autre, ils se racontent, souvent distants sur le plateau, se rapprochant parfois du public, modulant leurs voix, jonglant avec tonalités et rythmes, pour offrir une musique plurielle faite de silences, murmures, échos, plaintes, vociférations... La parole se libère, elle devient publique (via des micros sur pied), se fait chanson (« Avant la haine » mimée par Michel) ou danse (élan libérateur et séducteur de Michel), rires et larmes jaillissent.

Le décor, minimaliste, est judicieux. À côté de la table-bureau, on trouve à droite un canapé beige et derrière deux « murs » qui évoquent à la fois le hall de l’hôtel et les immeubles de la rue. Côté gauche, on distingue une table de maquillage avec ampoules et une rangée de projecteurs. Les jeux de lumière ont ici toute leur place et modulent habillement les séquences. Quand le spectacle commence, la salle est éclairée et sera longtemps dans la lumière. À la fin, Michel, seul, assis sur le canapé, est mis en lumière par les petites ampoules de la table de maquillage et celles qui, dans le fond, délimitent le sol, comme si tout le plateau était une grande loge d’artistes… Beau spectacle !

Karine Sitarz
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